Source : Léon Bloy, la littérature et la Bible par Pierre Glaudes, éditions Les Belles Lettres, collection Essais, relecture en cours.
Tout un imaginaire de la catastrophe traverse le Journal
qui, sur ce point, se sépare radicalement de la presse, dans sa manière de
traiter les accidents de l’histoire contemporaine. Le tremblement de terre de
Messine y est présenté, par exemple, comme un effet de la colère divine. C’est
aussi le cas du tremblement de terre de San Francisco où Bloy voit un Signe, et
de l’éruption de la montagne Pelée : rien ne sert d’incriminer les
« caprices de la planète » comme le font bêtement les journaux, quand
« le Seigneur des volcans manifeste sa colère. De même, quand il apprend
l’incendie du Bazar de la Charité, le diariste affecte un ravissement ironique
qui détonne dans le concert des lamentations.
« À la lecture des premières nouvelles de cet
événement épouvantable, j’ai eu la sensation nette et délicieuse d’un poids
immense dont on aurait délivré mon cœur. Le petit nombre des victimes, il est
vrai, limitait ma joie. Enfin, me disais-je tout de même, ENFIN !, voilà
donc un commencement de justice. »
On imagine le parti que Bloy peut tirer des événements
de l’été 1914 : « Il ne s’agit pas d’une guerre ordinaire, écrit-il à
Pierre Van der Meer, mais d’une guerre d’extermination », qui ne peut se
comprendre qu’au plan théologique. En dépit d’un mouvement spontané
d’inquiétude et de tristesse, il invoque les plus hauts motifs spirituels pour
se réjouir de ce cataclysme.
« Ma conception des choses est telles que je me
réjouis des pires malheurs dont le spectacle ou la prévision me torture, parce
que je les sais nécessaires, c’est-à-dire voulus de Dieu, et par conséquent
adorables ; parce qu’il est mille fois clair pour moi que les cataclysmes
annoncés sont les prodromes indispensables du règne de Dieu in terra que nous
avons le devoir de demander sans cesse. »
Par ces positions radicales, Bloy invalide les
habituels débats sur la guerre, entretenus par les journaux, qui opposent
notamment les tenants du pacifisme internationaliste aux nationalistes
revanchards. En se situant sur « un pic intellectuel d’où le grouillement
contemporain est à peine discernable », l’écrivain entend opérer un saut
qualitatif, du relatif à l’absolu. Persuadé que « tous les faits
correspondent », il rêve « d’envelopper d’un regard unique la
multitude infinie des gestes concomitants de la Providence. » Dans cet
espoir, son Journal scrute les étonnantes concordances manifestées dans
l’actualité, entre les réalités humaines, auxquelles s’en tient la presse et la
Réalité divine, qu’il place à l’horizon de sa quête spirituelle.
Parfois, ces concordances sont assez faciles à
apercevoir, la liturgie ou l’actualité religieuse, miroirs de la vie divine,
servant à mesurer des oppositions ou des coïncidences. Le naufrage du Titanic,
à l’annonce duquel Bloy confesse « la plus douce consolation »,
s’associe dans son esprit à un passage du Livre de la Sagesse, sur la vengeance
du Seigneur contre les méchants. De même, l’incendie qui se déclare dans le
métro de la capitale, en août 1903, lui semble un « commencement
d’exécution de Paris », qu’il met aussitôt en relation avec « le
début du pontificat de Ignis Ardens », devise attribuée, selon une
prophétie de Saint-Malachie, à Pie X, le 255e pape, récemment élu.
Cependant, de telles correspondances sont le plus
souvent établies au prix d’audacieuses considérations exégétiques. Ainsi,
lorsqu’il apprend la nouvelle de « l’immense catastrophe de la
Martinique », Bloy est-il frappé par la coïncidence de cet événement avec
« la première communion de Véronique », sa fille aînée, « le
hasard n’existant pas, cette extermination était indispensable pour que fût
contrebalancé, dans l’infaillible Main, l’acte prodigieux de notre
enfant », et, par la présence, « en rade de Saint-Pierre », d’un
navire italien, « portant ce nom extraordinaire : Sacro-Cuore di
Pompéï » ; tous ces signes le confirmant, une fois encore, dans
l’idée que « Dieu sait ce qu’il fait. »
De la même façon, le bombardement de la cathédrale de
Reims par les Allemand, le 19 septembre 1914, jour anniversaire de l’apparition
de La Salette est pour Bloy est un autre « signe » indubitable. Le
cardinal-archevêque du diocèse n’est-il pas un « ennemi déclaré » de
Mélanie Calvat, la bergère qui a recueilli les paroles de la Vierge.
« Les Allemands ne sont pas si coupables qu’on
pourrait croire… ils ont obéi comme des brutes à leur empereur, sans doute,
mais surtout à Mgr Luçon qui avait tout fait pour attirer la foudre sur son
église. Il convenait que le bombardement eût lieu précisément le 19
septembre. »
A l’affût de tels « éclairs », Bloy ne prétend pas rendre un compte exact de l’histoire contemporaine et il se défie de cette funeste myopie qui prive les journalistes modernes de toute clairvoyance en leur ôtant l’intelligence du symbolique… Les correspondances que Bloy se plaît à établir, si elles témoignent d’une extrême liberté d’imagination, ne sont pas cependant « ni aléatoires, ni gratuites, mais assez proches » au fond de celles qu’on voit se nouer dans ce mixte de hasard et de motivation qu’on appelle le « monde romanesque. » C’est pourquoi l’univers du diariste n’a jamais été aussi éloigné de l’universel reportage qu’en ce pont où il communique avec les mondes du poète et du romancier.
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