« Tis all in pieces, all coherence gone »

 

Source : Ésotérisme guénonien et mystère chrétien par Jean Borella, éditions de L’Âge d’Homme, collection Delphica.

La manière guénonienne d’aborder les questions traitées est rarement historique. D’ordinaire, Guénon présente les notions qu’il utilise comme autant de concepts universels, existant « de toute éternité », dépourvus de généalogie, à la façon dont les mathématiciens ont coutume d’introduire dans leur discours les éléments qu’ils estiment indispensables. Les définitions qu’il donne des termes employés sont généralement énoncées comme si elles allaient de soi et s’imposaient à tout esprit soucieux de rigueur et de précision.

Ainsi, du concept de substance que Guénon oppose toujours à celui d’essence, à la façon dont chez Aristote la matière s’oppose à la forme. Cette distinction est éclairante et peut s’appuyer sur quelques raisons étymologiques. Elle paraît cependant ignorer que le terme d’essentia (dû probablement à Cicéron) et celui de substantia (proposé par Sénèque) sont des tentatives pour rendre en latin le seul et unique terme d’ousia, dont l’équivalent français le plus littéral serait étance. De quoi Guénon ne dit rien, si bien que son lecteur restera persuadé qu’il n’a fait que donner un sens plus métaphysique au vocabulaire philosophique de la tradition occidentale, alors qu’il l’a modifié au point de le rendre difficilement intelligible pour un lecteur de S. Thomas, d’Eckhart ou de Nicolas de Cues.

Il n’en va pas de même pour le mot d’ésotérisme dont Guénon prend soin de nous indiquer l’origine historique : ce terme, nous dit-il, fut d’abord en usage dans certaines écoles philosophiques de la Grèce antique. C’est en effet là une donné incontestable et d’ailleurs évidente puisqu’il s’agit d’un mot grec. Et pourtant, comme nous allons le voir, elle n’est pas rigoureusement exacte, puisqu’en réalité le terme d’ésotérisme et la notion générale qu’il désigne sont absents de toute la littérature grecque.

Or, c’est précisément là que gît la difficulté : comment fonder historiquement la légitimité d’un concept général de l’ésotérisme et son élévation en catégorie majeure des doctrines sacrées, en s’autorisant de l’ancienneté d’un usage en réalité inexistant ? Et comment, si un tel concept est en fait quelque chose de moderne — c’est même en partie une création guénonienne — l’appliquer par exemple au christianisme qui ne l’a jamais employé ? N’est-ce pas Guénon qui nous a appris qu’il y avait toujours un risque d’erreur à user d’une terminologie impropre ? Ne le voit-on pas récuser le terme de Soufisme comme non-traditionnel, lui préférant celui de taçawwuf, seul orthodoxe ?

Qu’on ne se méprenne pas : nous ne dénions pas à un auteur le droit d’employer le langage qui lui convient, ni d’ériger en catégorie générale, ce qui, nous le constaterons, n’existait que comme adjectif ; ce serait absurde et reviendrait à nier toute possibilité d’expression. Nous disons seulement qu’il faut poser la question pour elle-même et non l’ignorer : car la difficulté est réelle, si réelle que Guénon en a lui-même fait état — mais il s’agissait du mot « occultisme. »

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