Matthieu 27:51

 

Ill. : Le Voile déchiré par Ludovic Napoléon Lepic (1871) Source : Ésotérisme guénonien et mystère chrétien par Jean Borella, éditions de L’Âge d’Homme, collection Delphica.

Il faut d’abord reconnaître, indépendamment de toute considération, que la signification que Marco Pallis attribue au déchirement du voile du Temple va de soi, ou alors ne signifie rien. Par définition, le déchirement d’un voile séparant les deux domaines symbolise la fin de cette séparation et la révélation du mystère que ce voile cachait : c’est pourquoi Pallis est parfaitement fondé à en faire l’argument emblématique de son propos.

Dans la mesure où on peut identifier la distinction de l’ésotérisme et de l’exotérisme à celle de l’esprit et de la lettre, de la réalité et de l’apparence, il n’y a pas un seul docteur chrétien qui n’ait vu dans cet événement le passage du culte extérieur au culte intérieur, de l’ombre du mystère à la lumière de la révélation, de l’annonce prophétique, en figure, à l’accomplissement salvateur en vérité ; le culte ancien n’a plus lieu d’être, l’ancien sacrifice est devenu caduque quant à sa forme propre, puisque ce qu’il représentait en image est parvenu à sa forme parfaite : le prêtre et la victime du sacrifice ne font plus qu’un.

Là-contre, cependant, Michel Vâlsan a fait valoir qu’il y avait deux voiles dans le Temple et que c’était le plus extérieur qui s’était déchiré, l’autre voile, le plus intérieur continue donc de marquer la séparation des deux domaines « religieux » et initiatique. Sur cette question controversée, voici ce que nous pouvons dire.

Il y avait en effet, dans le Temple, un voile extérieur que l’hébreu appelle masak, séparant le parvis du Saint, où se déroulaient les liturgies ordinaires, et un voile intérieur que l’hébreu appelle paroketh, séparant le Saint du Saint des Saints, où le grand prêtre ne pénétrait qu’une fois par an, semble-t-il. Le grec de la vision biblique dite « la Septante » ne distingue pas terminologiquement ces deux voiles, se servant du même mot kataphétasma pour les désigner. Flavius Josèphe, qui nous a laissé une description admirative du premier voile, le seul visible à l’extérieur, fait de même. Aucun des évangiles ne précise quel voile se déchira à la mort du Christ : ils parlent seulement du « voile. »

De cette mention du voile au singulier, comme si son identité allait de soi, les docteurs et les commentateurs ont tiré des conclusions différentes : les uns, comme S. Jérôme, estiment qu’il ne pouvait s’agir que du voile extérieur, dont seul le déchirement était visible et avait donc une valeur de signe pour tous ; les autres pensent que la mention du voile sans autre précision prouve qu’il ne peut s’agit que du voile intérieur, le plus important du point de vue spirituel. Cette opinion est partagée par quelques récents exégètes : selon toute vraisemblance, les évangélistes pensent au rideau qui se trouvait devant le Saint des Saints, car le rideau extérieur aurait eu trop peu de signification. Mais à s’en tenir strictement aux données positives du texte des évangiles, il est impossible de se prononcer.

Il importe toutefois de prendre également en considération l’Épître aux Hébreux. Qu’elle soit de S. Paul ou de l’un de ses disciples, sa canonicité est incontestable : elle fait partie de l’Écriture sainte. Cette épître mentionne le voile du Temple à trois reprises : VI, 19 ; IX, 3 ; X, 20. Première mention : cette espérance, nous la tenons comme une ancre de notre âme sûre et ferme, car elle pénètre jusqu’à l’intérieur du voile, là où entra pour nous, en précurseur de Jésus, devenu prêtre pour l’éternité selon l’ordre de Melchissédech. » 

Il s’agit ici, évidemment, du second voile, ce que d’ailleurs précise la deuxième mention, qui décrit la disposition intérieure du Temple terrestre, description à valeur archétypale plutôt qu’historique, de la manière suivante : « derrière le second voile, venait le tabernacle, appelé le Saint des Saints, où le grand-prêtre entre une fois l’an. » « Or, le Christ, ayant paru comme grand-prêtre des biens à venir, a traversé un tabernacle plus grand et plus parfait, non fait de main d’homme… il est entré une fois pour toutes dans le Saint des Saints (IX, 11-12) « Médiateur de la Nouvelle Alliance » (IX, 15), « ce n’est pas un sanctuaire fait de main d’home, simple figure du véritable, que le Christ est entré, mais dans le ciel même » (IX, 24) « Ainsi donc, frère… Nous avons libre entrée dans le sanctuaire grâce au sang de Jésus, en suivant la voie nouvelle et vivante qu’il a inaugurée à travers le voile, c’est-à-dire à travers sa chair. »

Ces textes, on le constate, ne parlent pas expressément d’un déchirement du voile. Il est cependant presque impossible, en les lisant de n’y pas songer, même si la dernière citation est d’une interprétation difficile. Il est en tout cas certain qu’il s’agit, par le franchissement du second voile, de signifier le libre accès aux mystères les plus élevés, ce que confirme, tout au moins pour un lecteur de Guénon, la mention de Melchissédech mis en rapport direct avec le franchissement du voile, et dont le nom qualifie le sacerdoce christique : par le sacrifice de son sang, le Christ, grand-prêtre éternel, nous a ouvert le Saint des Saints. Mais la traversée du voile intérieur ne réfère pas seulement au rideau du sanctuaire ; elle signifie plus généralement la traversée des apparences corporelles, du voile de la chair, et l’entrée dans la liturgie céleste.

Le rapprochement entre la traversée du voile et la traversée de la chair pourrait, il est vrai, nous ramener au premier vile, puisque Flavius Josèphe nous a appris qu’il était orné d’une représentation de l’ensemble du monde corporel, et, en particulier, des quatre éléments constitutifs de toute chair. Il n’est toutefois pas exclu que le second voile ait lui aussi porté une telle décoration symbolique, ou d’un symbolisme analogue, puisque Flavius Josèphe nous dit qu’il était « fait de même matière. » Quoi qu’il en soit, il demeure qu’en liant appartenance au sacerdoce melchissédechien et franchissement du second voile, l’Épître désigne le Christ comme sacerdoce suprême et donc l’identifie à la plus haute « hiérarchie initiatique. » Dès lors, que la déchirure ait affecté le premier ou le second voile, la signification reste la même : l’abolition d’une séparation entre deux ordres, dont l’un est extérieur et l’autre, intérieur.

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