« Le grotesque aux confins de la mort »

 

Source : Léon Bloy, la littérature et la Bible par Pierre Glaudes, éditions Les Belles Lettres, collection Essais, relecture en cours.

Le grotesque bloyen est une anatomie du réel dont le principe central est celui de l’amplification dans le démembrement et la dislocation de ses matériaux. Il correspond à la définition de « ce principe actif de subversion » que donne Wolfgang Kayser, lorsqu’il relève qu’avec le grotesque est un processus d’anéantissement de la réalité familière, qui prive le lecteur de ses repères habituels pour le confronter à un défaut de sens. Ce grotesque-là accomplit son travail de sape au moyen d’un ensemble de procédés de désintégration, dont on trouve aisément la trace dans Le Désespéré.

L’un des plus frappants est l’hybridation de l’humain, du végétal et de l’animal. Ainsi, Alfred Wolf a une « face entièrement glabre comme celle d’un singe papion » et une « lippe pendante » qui ne recouvre « rien que le dessous d’entonnoir de son museau de poisson » : rien ne semble pouvoir enlaidir ce visage qui ne serait « pas plus épouvantable s’il y poussait des champignons bleus. » Inutile d’insister sur l’effet produit par un tel procédé : la monstrueuse difformité qu’il souligne : « Wolf est le monstre pur, le monstre essentiel », tire le grotesque du fantastique : la « monstruosité physiologique » se double d’une monstruosité « morale » dont le grotesque révèle la nature démoniaque.

Autres procédés de dislocation, la liquéfaction, la décomposition proliférante sont maintes fois utilisées par Bloy. Ainsi, quand Wolf s’anime, sa « carcasse » semble toujours sur le point de « se désassembler comme un mauvais meuble vendu à crédit par la maison Crépin » : ses « immenses jambes ont l’air de vouloir se débarrasser à chaque pas de la dégoûtante boîte à ordures qu’elles ne supportent qu’à regret. » Wolff, de ce point de vue, n’a rien à envier à Hippolyte Maubec, qui « soutire si puissamment, à lui seul, l’universelle pourriture contemporaine qu’il en devient positivement volatile » comme un composé gazeux. Il est vrai que celui-ci est affublé d’une « espèce de figure syphilitique et foraminée, aux glandes cutanées, perpétuellement juteuses » : « Quand l’humeur liquide menace de s’indurer, il presse délicatement les pustules réfractaires au suintement et il fait jaillir son ordure. » En comparaison, Germain Gâteau paraît moins abominable, lui « le Géronte visqueux et blanchâtre au teint de mastic couperosé »

L’intensification et la dynamisation du réel, propres au grotesque, donnent une signification pathologique à ces formes de foisonnement. Celles-ci révèlent la puissance active du mal et de la mort au cœur du vivant : on est proche de ce grotesque de l’effroi qui, selon Kayser, montre le glissement d’un monde vicié et putréfié vers le néant.

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