Source : Spinoza démasqué par Henry Mechoulan, éditions du Cerf, recommandé par Neûre aguèce.
Spinoza a une préférence pour la démocratie, système
qui lui paraît le plus naturel et le plus proche de la liberté que la nature
accorde à chacun. Ce régime permet aux hommes la liberté de conscience, de
penser et d’écrire librement, à condition toutefois d’avoir l’aval du
souverain. Il ne peut pénétrer dans les consciences, pas plus qu’il ne peut
sonder les reins et le cœur des hommes. Le problème d’une censure ne se pose
qu’à l’occasion de l’enseignement ou de la publication… Si Spinoza n’exige pas
de censeure, il attend de chacun une autocensure et reprend très
habilement d’une main ce qu’il a accordé de l’autre…
Soyons attentifs aux lignes suivantes du Traité
Théologico-Politique : « Certes, on ne peut nier que la majesté
peut être offensée autant par des paroles que par des actes et que, s’il est
impossible de retirer complètement cette liberté aux sujets, il est fort
nuisible de la leur accorder totalement. C’est pourquoi il nous faut rechercher
jusqu’où cette liberté peut et doit être accordée à chacun, sans danger pour la
paix de la république et le droit du souverain. »
Dans un tel État, quel philosophe aurait-il eu sa place s’il avait dénoncé les artifices anesthésiants prônés par Spinoza au chapitre XIV [où il prône une religion civile pour la masse, inspiré par une lecture de Saint-Paul] ? On voit mal comment la philosophie de Lucrèce et du clinamen serait compatible avec l’esprit du Christ, garant de la vérité du credo minimum. Ignorons la chronologie et demandons-nous si les thèses de Calliclès ou celle de Stirner auraient pu être publiées ?
À suivre ces philosophes,
tout ce que Spinoza a conçu au chapitre XIV pour préparer sa théorie politique
de l’État s’effondre. Spinoza est parfaitement conscient qu’il pourrait rédiger
l’Éthique, faire lire le manuscrit et en discuter avec ses amis, mais dans son
« État » pourrait-il le publier et enseigner les thèses qu’il
défend ? Pourrait-il présenter « la volonté de Dieu » comme
« l’asile de l’ignorance » ? L’ouvrage pourrait, à bon droit,
être tenu pour hérétique et factieux. Si Spinoza vivait dans un tel État, on
comprendrait son luxe de précautions et ses craintes pour la publication de ses
ouvrages et de sa personne. Rappelons combien il était inquiet à l’idée de la
publication de son TTP en néerlandais.
« Nous disons que l’État le meilleur est celui
où les hommes passent leur vie dans la concorde, j’entends par là une vie
humaine, qui se définit non par la seule circulation du sang et par les autres
fonctions communes à tous les animaux mais avant toute chose par la raison,
véritable vertu de l’âme et de sa vraie vie. »
Cette belle envolée est évidemment destinée aux
citoyens, c’est-à-dire aux hommes doués de raison ; si certains
manifestent une quelconque rébellion, la coercition est là : « Qui a
un pouvoir souverain lui permet de contraindre tous les autres par la
force. » Spinoza déclare « qu’un souverain a le droit de régner avec
la dernière violence, et d’envoyer les citoyens à la mort pour les motifs les
plus faibles, mais nul ne croira que cela puisse se faire selon le jugement de
la saine raison. » Il décide également que la raison individuelle doit
abdiquer devant des décisions contraires à la raison dès lors qu’elles émanent
d’un souverain.
Dans ce système, « la tyrannie est légitime, mais
elle n’est pas raisonnable » ; réserve bien insuffisante contre le
despotisme qui n’est pas embarrassé de trouver des raisons pour toutes les
oppressions et tous les abus. L’État s’abandonne bientôt dans les bras de
l’absolutisme et Spinoza après bien des détours retrouve Hobbes qui livre sans
restriction le citoyen à l’autorité du souverain.
Au souverain de décider ce qui est raisonnable.
Interpréter les lois, ne pas les respecter, c’est diminuer en quelque sorte la
puissance de l’État et la propre puissance de l’individu qui ne peut s’exercer
que dans l’épanouissement d’une liberté bien tempérée. Et Spinoza d’ajouter
pour expliquer la nécessité de cette contrainte : « Les hommes en
effet, comme nous l’avons dit, sont par nature ennemis et, même étroitement
liés par des lois, conservent leur nature. »
En fait, ce que souhaite Spinoza, mais qu’il ne veut
pas dire simplement, c’est un État où les sujets auraient une vie
« juive » [dans le sens péjoratif qu’il donne à ce terme]
matérialiste, incapables qu’ils sont de spéculation ; en revanche, les
citoyens et les philosophes auraient toute liberté de penser… à condition de
penser bien ! Dans un État sain, « il faut que tous, de gré ou de
force, ou sous la contrainte de la nécessité, puissent vivre selon le précepte
de la raison », l’obéissance des sujets leur tenant lieu de vie
raisonnable. Mais Spinoza écrit plus lucidement dans le TP : « Croire
qu’on peut amener la multitude ou ceux qui sont tiraillés de toutes parts dans
le jeu des affaires publiques, à vivre selon le seul précepte de la raison,
c’est rêver de l’âge d’or des poètes, c’est-à-dire à une fable. »
Pour ce qui est du citoyen, on pourrait penser que l’usage
et la mise en pratique de sa raison lui est garanti par l’État après les belles
formules qu’on a lues… Mais Spinoza écrit bien : « C’est aussi une
loi de la raison que de deux maux il faut choisir le moindre… Personne n’agira
jamais contrairement à sa propre raison quand il fait ce qu’on doit faire
d’après la loi de la cité et c’est pourquoi même si un sujet considère que les
lois de la cité sont injustes, il est tenu cependant de s’y soumettre. »
Cette phrase raye toute la responsabilité de l’homme envers ses actes, même les plus odieux, dès lors qu’ils sont dictés par le souverain. Elle excuse par avance les pires abominations. D’ailleurs, la notion de responsabilité n’a pas de sens dans une ontologie qui nie le libre arbitre.
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