Source : Spinoza démasqué par Henry Mechoulan, éditions du Cerf
Selon Spinoza, dans les relations internationales le
droit naturel retrouve toute sa force. Les États ne bénéficient pas entre eux
du passage de l’état de nature à celui d’état de société ; ils sont entre
eux et demeurent dans l’état de nature où droit signifie puissance. On connaît
les orientations du philosophe.
Lorsqu’il écrit que tout ce qui se trouve dans la
nature et que nous jugeons être bon « autrement dit utile pour conserver
notre être et pour jouir d’une vie rationnelle, il nous les permis de le
prendre pour notre usage et d’en user pour nous de n’importe quelle
façon », a-t-il pensé au citoyen confronté à la guerre ? Tout conflit
entre États le replonge dans l’état de nature. Peut-on éviter les actes de
violence et de barbarie : vols, dévastations, viols, torture,
meurtres ? Que devient celui qui a été obligé de faire tare sa raison une
fois les hostilités terminées, une fois le droit naturel rangé au
râtelier ? Comme par magie, il est censé retrouver l’usage de sa raison et
ne doit éprouver aucun remords quoi qu’il ait fait puisqu’il a obéi. Dès lors
que l’on retourne à l’état de nature, toute responsabilité est abolie. Peut-on
juger l’homme devenu un loup pour l’homme ? La responsabilité se dissout
dans l’obéissance. Les pires criminels de guerre, lorsqu’on leur demande de
répondre de leurs actes, avancent toujours cet argument.
Spinoza est en avance sur les thèses de Friedrich von Bernhardi,
un des épigones du pangermanisme au dix-neuvième siècle : « C’est une
lutte continuelle pour la possession, la force et le pouvoir qui règle en
premier lieu la relation des peuples, et le droit n’est respecté la plupart du
temps, que pour autant qu’il se laisse combiner avec le profit. » Spinoza
perçoit aussi dans la guerre une fonction roborative qui sera glorifiée dans la
philosophie politique allemande : « Les hommes, en effet, en temps de
paix, leurs craintes remisées, de barbares et féroces deviennent peu à peu
civils et humains, puis d’humains deviennent mous et veules ; et chacun
s’appliquant à surpasser autrui non par la vertu mais par le faste et le
luxe », ils perdent leur virtu.
Qui décide des hostilités ? Spinoza ne pense la
guerre que comme un accroissement de la puissance de l’État ; lui seul
choisit de déclencher les hostilités en fonction des intérêts du pays ;
« Si une Cité veut entrer en guerre contre une autre et recourir aux
derniers moyens pour faire qu’elle relève de son droit, cela lui est permis a
bon droit puisque pour faire la guerre, il lui suffit d’en avoir la
volonté. » On est loin des théories de la juste guerre.
Qui fait la guerre ? Spinoza s’oppose fermement à
l’emploi de mercenaires et demande que seuls les nationaux se battent pour leur
pays. Dans ce cas précis, il faut entendre par citoyen l’ensemble des habitants
en âge de servir ; d’ailleurs, plus loin, Spinoza précise « tous les
citoyens et tous les paysans », donc citoyens et sujets. En conséquence,
et comme le conseille Machiavel, ils doivent être astreintes à des exercices.
Le philosophe hollandais pense-t-il vraiment que l’ensemble des milices de
chaque ville peut constituer une armée ? La compagnie aux ordres de Frans
Brannick Cocq représentée dans le chef-d’œuvre de Rembrandt La Ronde de nuit ne
semble pas très belliqueuse, pas plus que les officiers rubiconds de Frans
Hals. Spinoza croit-il que ces paisibles marchands en tenue martiale pourront
s’opposer efficacement à une armée de métier ?
De fait, les soldats de la République des
Provinces-Unies ne parviennent pas à arrêter les troupes de Louis XIV lors de
l’invasion de la Hollande à laquelle assiste Spinoza. Les citoyens, qui ont
accepté, pour leur sécurité et leur tranquillité, le transfert auquel Spinoza
fait si souvent allusion sont jetés dans l’enfer de la guerre où ils perdent
tous les bénéfices du pacte. L’homme redevient un loup pour l’homme. Le citoyen
est contraint de revenir au droit naturel dont Hobbes nous fait cette heureuse
description : « Toutes les conséquences d’un temps de guerre où
chacun est l’ennemi de l’autre se retrouvent aussi dans un temps où les hommes
vivent sans autre sécurité que celle dont les munissent leurs propres forces ou
leur propre ingéniosité et ce qui est le pire de tout, la crainte et le risque
continuel de mort violente. »
Ce n’est pas sur les champs de bataille que le citoyen
s’exclamera avec Spinoza : « La fin de la république c’est donc en
fait la liberté. »
Il n’y a pas de jus ad bellum chez Spinoza et il y a pire : le philosophe n’évoque même pas le jus in bello, renvoyant ainsi les tranquilles citoyens dans le désordre des combats animaux auxquels on assiste dans la nature. Spinoza a-t-il imaginé l’issue d’un affrontement entre le bourgeois d’une milice et un mercenaire bien entraîné, sans pitié, qui ne songe qu’à sa solde et à son butin ? Dans ces circonstances, l’homme est livré à son jus potentiae d’avant le transfert. La raison est mise au chenil. Nul n’a à comprendre les motifs de la guerre. Ni le sujet, ni le citoyen ne sait s’il défend sa patrie ou s’il est l’attaquant, « mais même si un sujet considère comme iniques les décrets de la Cité, il n’en est pas moins tenu de s’y conformer. »
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