Note sur Spinoza démasqué par Henry Mechoulan, éditions du Cerf, recommandé par Neûre aguèce.
Henry Mechoulan, spécialiste de l’Histoire de la
Hollande, et de la pensée politique au dix-septième siècle, relève, comparaison
à l’appui, les contresens volontaires opérés par Spinoza pour évacuer l’Ancien
Testament comme un vestige obscurantiste, tout en visant, par l’oblique, le
Nouveau Testament, mais surtout les Juifs que Spinoza aurait poursuivi d’une haine
froide, au prix de multiples contradictions et d’infractions à ses propres
règles herméneutiques. « Comment les spécialistes de la critique
biblique peuvent-ils voir en lui leur maître dès lors qu’une lecture attentive
fait aisément apparaître une trahison de tous les instants ? »
Pendant le premier tiers du lire, M. Mechoulan se livre
à un vigoureux plaidoyer en faveur de « l’universalisme » du judaïsme
— on serait curieux de savoir ce qu’en pensent les rabbins les moins libéraux.
Par ailleurs, son essai recourt souvent à la reductio ad hitlerum, ce
qui déforce le propos — une note va jusqu’à comparer Spinoza à…
Goebbels ! Spinoza, rongé par la haine de soi, aurait soigneusement et
délibérément préparé son expulsion de la communauté juive d’Amsterdam, tout
comme il aurait forgé de son vivant la légende de sa propre persécution. Admettons…
Néanmoins, plutôt que d’antisémitisme de Spinoza, il faudrait parler
d’antijudaïsme, ce qui n’est pas exactement la même chose.
Ces outrances constituent le point faible de l’ouvrage.
Plus intéressant, en revanche, est le portrait de Spinoza en penseur
machiavélien, chez qui la Raison remplace Fortuna, qui reprend d’une main ce
qu’il concède de l’autre, qui s’adresse, entre les lignes, à une élite, tout en
affirmant la nécessité d’une « religion civile » pour tenir les
masses, qu’il méprise. Un des chapitres s’intitule assez curieusement :
« Vers un totalitarisme libéral ? » mais cette
piste n’est pas explorée.
Cette présentation est très loin du champion des
libertés et de la tolérance auquel la critique moderne nous a habitué, mais
sans doute est-elle aussi plus proche de la vérité historique. Plus préoccupant
encore : Spinoza n’aurait rien inventé, rien apporté de neuf. Vanini avait
déjà réalisé une critique en profondeur de la Bible ; la
« dépersonnalisation » de la divinité se propageait « dans la
communauté juive hollandaise avec Juan de Prado » ; la notion de
« conatus » proviendrait du « yetser » de la
pensée juive, que Spinoza dénigrait, mais qu’il connaissait très bien. Quant à
la séparation du politique et religieux, il ne fallait pas chercher bien
loin : elle était déjà accomplie dans la République des Provinces-Unies — « Le
calvinisme, religion dominante du pays, n’est pas dominatrice » — où
vivait Spinoza, un régime qu’il ne prisait que très modérément, car il lui
aurait préféré un absolutisme où lui et ses pareils auraient été les éminences
grises.
Les sources contemporaines de M. Mechoulan sont également
intéressantes : elles nous montrent que cette interprétation, pour le
moins critique, n’est pas une tentative isolée et que d’autres avaient perçu
les ombres au tableau, mais que la figure de Spinoza a été « mythifiée. »
M. Mechoulan cite ses contre-modèles : l’humanisme de Descartes et le scepticisme de Montaigne — une éthique sensible que la raison froide de Spinoza n’aurait jamais connu, lui qui « médite sur l’homme, mais jamais sur l’humain. » Enfin, il arrive à l’auteur de jouer Hobbes contre Spinoza, en manifestant une relative bienveillance envers le premier, mais il n’insiste pas sur ce qui les distingue — personnellement, je tiens Hobbes comme largement supérieur à Spinoza, il est moins étudié en francophonie, ce qui est regrettable.
Commentaires
Enregistrer un commentaire