Ayn-sof

 

Source : Les États multiples de l’Être par René Guénon, éditions Véga, cinquième édition, collection L’Anneau d’Or.

L’Infini est, suivant la signification étymologique du terme qui le désigne, ce qui n’a pas de limites ; et, pour garder à son terme son sens propre, il faut en réserver rigoureusement l’emploi à la désignation de ce qui n’a absolument aucune limite, à l’exclusion de toute ce qui est seulement soustrait à certaines limitations particulières, tout en demeurant soumis à d’autres limitations en vertu de sa nature même, à laquelle ces dernières sont essentiellement inhérentes, comme le sont, au point de vue logique qui ne fait en somme que traduire à sa façon le point de vue qu’on peut appeler « ontologique », des éléments intervenant dans la définition même de ce dont il s’agit.

Ce dernier cas est notamment, comme nous avons eu déjà l’occasion de l’indiquer à diverses reprises, celui du nombre, de l’espace, du temps, même dans les conceptions les plus générales et les plus étendues qu’il soit possible de s’en former, et qui dépassent de beaucoup les notions qu’on en a ordinairement ; tout cela ne peut jamais être, en réalité que du domaine de l’indéfini. C’est cet indéfini auquel certains, lorsqu’il est d’ordre quantitatif comme dans les exemples que nous venons de rappeler, donnent abusivement le nom « d’infini mathématique », comme si l’adjonction d’une épithète ou d’une qualification déterminante au mot « infini » n’impliquait pas par elle-même une contradiction pure et simple. En fiat, cet indéfini, procédant du fini dont il n’est qu’une extension ou un développement, et étant par suite toujours réductible au fini, n’a aucune commune mesure avec le véritable Infini, pas plus que l’individualité, humaine ou autre, même avec l’intégralité des prolongements indéfinis dont elle est susceptible, n’en saurait avoir avec l’être total.

Cette formation de l’indéfini à partir du fini, dont on a un exemple très net dans la production de la série des nombres, n’est possible en effet qu’à la condition que le fini contienne déjà en puissance cet indéfini, et, quand bien même les limites en seraient reculées jusqu’à ce que nous les perdions de vue en quelque sorte, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’elles échappent à nos ordinaires moyens de nature, elles ne sont aucunement supprimées par là ; il est bien évident, en raison de la nature même de la relation causale, que le « plus » ne peut pas sortir du « moins », ni l’Infini du fini.

Il ne peut en être autrement lorsqu’il s’agit, comme dans le cas que nous envisageons, de certains ordres de possibilités particulières, qui sont manifestement limités par la coexistence d’autres ordres de possibilités, donc en vertu de leur nature propre, qui fait que ce sont là telles possibilités déterminées, et non pas toutes les possibilités sans aucune restriction. S’il n’en était pas ainsi, cette coexistence d’une indéfinité d’autres possibilités, qui ne sont pas comprises dans celles-là, et dont chacune est d’ailleurs pareillement susceptible d’un développement indéfini, serait une impossibilité, c’est-à-dire une absurdité au sens logique de ce mot. L’absurde, au sens logique et mathématique, est ce qui implique contradiction ; il se confond donc avec l’impossible, car c’est l’absence de contradiction interne qui, logiquement aussi bien qu’ontologiquement, définit la possibilité.

L’Infini, au contraire, pour être vraiment tel, ne peut admettre aucune restriction, ce qui suppose qu’il est absolument inconditionné et indéterminé, car toute détermination, quelle qu’elle soit, est forcément une limitation, par à même qu’elle laisse quelque chose en dehors d’elle, à savoir toutes les autres déterminations également possibles. La limitation présente d’ailleurs le caractère d’une véritable négation : poser une limite, c’est nier, pour ce qui y est renfermé, tout ce que cette limite exclut ; par suite, la négation d’une limite est proprement la négation d’une négation, c’est-à-dire logiquement et même mathématiquement, une affirmation, de telle sorte que la négation de toute limite équivaut en réalité à l’affirmation totale et absolue.

Ce qui n’a pas de limites, c’est ce dont on ne peut rien nier, donc, ce qui contient tout, ce hors de quoi il n’y a rien ; et cette idée de l’Infini, qui est ainsi la plus affirmative de toutes, puisqu’elle comprend ou enveloppe toutes les affirmations particulières, quelles qu’elles puissent être, ne s’exprime par un terme de forme négative qu’en raison même de son indétermination absolue. Dans le langage, en effet, toute affirmation directe est forcément une affirmation particulière et déterminée, l’affirmation de quelque chose, tandis que l’affirmation totale et absolue n’est aucune affirmation particulière à l’exclusion des autres, puisqu’elle les implique toutes également ; et il est facile de saisir dès maintenant le rapport très étroit que ceci présente avec la Possibilité universelle, qui comprend de la même façon toutes les possibilités particulières.

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