Quoi qu’il en soit, voici mon songe. Lorsque je suis
dans une de ces fêtes, au milieu de cette foule d’hommes, aimables et
caressants, qui dansent et qui chantent, qui pleurent aux tragédies, qui
n’expriment que la joie, la franchise et la cordialité, je me dis :
« Si, dans cette assemblée polie, il entrait tout à coup un ours blanc, un
philosophe, un tigre, ou quelque autre animal de cette espèce, et que, montant
à l’orchestre, il s’écriât d’une voix forcenée : « Malheureux
humains, écoutez la vérité qui vous parle par ma bouche. Vous êtes opprimés,
tyrannisés, vous êtes malheureux, vous vous ennuyez.
Sortez de cette léthargie. Vous, musiciens, commencez
par briser ces instruments sur vos têtes ; que chacun s’arme d’un
poignard ; ne pensez plus désormais aux délassements, ni aux fêtes ;
montez aux loges, égorgez tout le monde ; que les femmes trempent aussi
leurs mains timides dans le sang. Sortez, vous êtes libres, arrachez votre
roi de son trône et votre Dieu de votre sanctuaire. Eh bien, ce que le
tigre a dit, combien de ces hommes charmants l’exécuteront ? Combien
peut-être y pensaient avant qu’il entrât ? Qui le sait ? Est-ce qu’on
ne dansait pas à Paris, il y a cinq ans.
Xavier de Maistre : Voyage autour de ma chambre
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