« T’as l’impression de subir une révision »

Source : La Décadence, le mot et la chose par Jean de Palacio, éditions Les Belles Lettres, collection Essais, relecture en cours.

Jésus décadent prend l’Orient-Express, voyage en sleeping-car, utilise comme somnifère les poésies de Jean Alcard et ne s’habille pas à la Belle Jardinière. Ainsi, le présente Tailhade dans un poème au titre significatif : « Résurrection. » L’épigraphe, empruntée à Jules Vallès, est révélatrice : « Je n’aime pas les réputations surfaites. » Même son sexe est incertain. James Thomson alias B.V. parle de « this poor sexless Jew with a noble and feminine heart, and a magnificent, though uncultivated and crazy brain. » Jules Bois surenchréirt : « Jésus faisait mieux encore, il était femme. »

Quand il est homme, il multiplie les incartades, se compromet avec Marie-Madeleine, triche au poker. Kolney, plus sévère encore, dans Le Salon de Madame Truphot (1904), exécute le « fadasse bateleur dont les niaises dissertations, les blandices sentimentales et la morale de petit homme aimé des femmes ont pour toujours rivé les chaînes des malheureux. » Dans le « Conte biblique » qui termine le livre, il est le « nouvel amant » de Marie de Béthanie, le « Nazaréen à la parole balsamique et aux cheveux volutés », commet, au grand dam de Matthieu, XVI, 18 :19, « un calembour imbécile, à peine digne d’un barbier de Suburre » : « Tu es Pierre et sur cette pierre, je bâtirai mon église », avant de céder la place dans la couche de sa maîtresse à un tribun militaire, cousin du proconsul.

Sa mission divine est loin d’être couronnée de succès. Il ne parvient même pas à sauver Judas et Han Ryner, dans Le Cinquième Évangile lui fait dire : « Je n’ai jamais pu sauver personne. » La confusion est à son comble. On ne distingue plus le vrai Messie du faux, celui de Bois dans Le Faux Messie (1910), ni le Christ passé du Christ futur, celui de Richepin dans Au Christ futur (1884) Quant au Christ présent, il prend la figure de Régnier Rassenfosse dans le roman de Lemonnier, La Fin des bourgeois (1892) lequel « menait par la ville un cortège de basses prostituées, s’entourait des plus misérables, et leur prodiguait l’ironie et la charité de son évangile, comme un Christ vénéneux et doux, infiniment homicide et tendre, leur disant la sainteté du stupre et les gloires du péché. »

On le voit par exemple parodier le fameux « Croissez et multipliez » (Genèse 1, 28) dans un sens blasphématoire. Nous sommes bien ici dans ce « territoire des à rebours » dont parlait Huysmans. Le jeu des réhabilitations parachève ce phénomène. À mesure que Jésus perd de sa légitimité, le Juif Errant, Barabbas et Judas regagnent la leur. « Barabbas, encore un procès à réviser » écrivait Lucien Descaves.

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