« Skeletons of society »

 

C’est le hasard d’une averse qui, un jour d’automne, me fit entrer au Muséum, pour quelques instants. Je devais y rester en fait une heure, deux heures, peut-être trois. Des mois me séparent de cette visite accidentelle et cependant, je ne suis pas près d’oublier ces orbites qui vous regardent, plus insistantes que des yeux, cette foire de crânes, ce ricanement automatique à tous les niveaux de zoologie.

Nul lieu où l’on soit mieux servi en fait de passé. Le possible y semble inconcevable ou loufoque. On y a l’impression que la chair s’est éclipsée dès son avènement, qu’elle n’a même jamais existé, qu’il est exclu qu’elle ait été rivée à ses os si solennels, si imbus d’eux-mêmes. Elle apparaît comme une imposture, une supercherie, comme un déguisement qui ne recouvre rien.

N’était-elle donc que cela ? Et si elle ne vaut pas d’avantage comment réussit-elle à m’inspirer de la répulsion ou de la terreur ? Je me suis toujours senti une prédilection pour ceux qui ont été obsédés par sa nullité, qui en ont fait grand cas : Baudelaire, Swift, le Bouddha… Elle, si évidente, est pourtant une anomalie : plus on la considère, plus on s’en détourne avec effroi, et à force de la penser, on s’achemine vers le minéral, on se pétrifie

La vision que j’en ai est celle d’un fossoyeur frotté de métaphysique. 

Emil M. Cioran : Le Mauvais démiurge

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