« Sade, dis-moi… »

 

Source : Le Diable dans la littérature française, de Cazotte à Baudelaire (1772-1861) par Max Milner, éditions José Corti, collection Les Essais.

À la date où paraissent les premières traductions du Moine de Lewis, Justine est publiée depuis cinq ans. Mais au moment même où Sade se délivrait de cette œuvre, il s’interrogeait précisément sur les raisons qui rendaient le merveilleux superflu pour un romancier décidé à sonder les abîmes du vice, et consignait ses réflexions dans un feuillet non paginé, qui manque à la plupart des exemplaires.

« Nos aïeux pour intéresser faisaient jadis usage de magiciens, de mauvais génies, de tous personnages fabuleux auxquels ils se croyaient permis, d’après cela, de prêter tous les vices dont ils avaient besoin pour le ressort de leurs romans. Mais, puisque malheureusement pour l’Humanité, il existe une classe d’hommes pour laquelle le dangereux penchant au libertinage détermine les forfaits aussi effrayants que ceux dont les anciens auteurs noircissaient fabuleusement leurs Ogres et leurs Géants, pourquoi ne pas préférer la Nature à la fable ? » À qui se sent capable de tirer du seul cœur de l’homme la poésie la plus sombre, le diable ne saurait être d’aucune utilité.

Mais ces constatations ne sauraient nous satisfaire entièrement. Mettons en fait que l’œuvre du Marquis de Sade est exempte de satanisme, dans la mesure ou celui-ci postule l’utilisation plus ou moins directe du surnaturel. Admettons aussi que le fait de s’écrier : « Ô Lucifer ! seul et unique dieu de mon âme… » n’implique pas plus chez une Madame de Saint-Ange en délire la croyance en Satan et le désir de lui vouer un culte que les blasphèmes dont Sade parsème son œuvre n’impliquent la croyance en Dieu, l’essentiel étant pour lui de « s’échauffer la tête. » 

Il reste que tout l’édifice philosophique sur lequel le marquis de Sade tente de fonder sa justification du crime et de la destruction repose sur l’affirmation, maintes fois répétées, que le monde est régi par une anti-divinité, qu’il appelle d’abord Dieu, plus tard la Nature, mais dont les affinités avec le Satan des théologiens et non plus des poètes ne fait aucun doute. Dieu, centre du mal, et de la férocité, le mal essence de Dieu, Dieu heureux du mal qu’il nous fait, autant d’expression qui prouvent l’identification qui s’opère, dans l’esprit de Sade, entre Satan et Dieu, cet Être suprême en méchanceté dont parle le ministre Saint Fond dans Juliette.

Robert Klossowski a fait très justement remarquer la parenté de cette doctrine avec les spéculations de la gnose manichéenne, selon lesquelles  le Dieu créateur et le Prince des Ténèbres ne faisaient qu’un. Compte tenu de l’intérêt que les doctrines de Marcion, de Basilide, de Valentin avaient suscité au dix-huitième siècle, et le regain de faveur qu’elles avaient connu, il n’est pas impossible qu’il y ait là autre chose qu’une coïncidence fortuite. Il faut d’ailleurs s’empresser de marquer les différences, ce que Klossowski, à notre sens, ne fait pas assez.

Au-dessus du Dieu de ténèbres, créateur de ce monde mauvais, Marcion plaçait un Dieu étranger à ce monde, qui était un Dieu de lumière et Beausobre avait proclamé à maintes reprises dans son Histoire de Manichée et du Manichéisme, que si Marcion, Basilide, Valentin, Bardesane avaient été amenés à dédoubler la divinité, c’était uniquement pour éviter une « conséquence si impie que de faire de Dieu l’auteur du mal. »

Chez le Marquis de Sade, au contraire, l’affirmation d’un Dieu mauvais ne comporte nul correctif et nul tempérament. Au dualisme des gnostiques manichéens mystiques, il substitue un monisme inversé et ce sont les termes mêmes des mystiques lorsqu’ils parlent de Dieu qui viennent spontanément sous sa plume lorsqu’il définit dans Juliette l’étrange théodicée sur laquelle il prétend fonder une véritable religion du mal :

« L’auteur de l’univers est le plus méchant, le plus féroce, le plus épouvantable des êtres. Le mal est un être moral et non pas un être créé, un être éternel et non périssable ; il existait avant le monde, il constituait l’être monstrueux, exécrable qui put créer un monde aussi bizarre. Il existera donc après les créatures qui peuplent ce monde ; et c’est dans lui qu’elles rentreront toutes pour créer d’autres êtres plus méchants encore. »

Il faut insister sur le caractère mystique de l’attitude envisagée. Il ne s’agit pas de rendre un culte à quelque divinité noire, comme le tentèrent épisodiquement certaines sectes lucifériennes, mais de se fondre dans le principe mauvais qui est vraiment le logos au sens chrétien, à la fois l’animateur et la matière première de l’univers : « plus l’homme aura manifesté de vices et de forfaits en ce monde, plus il se sera rapproché de son invariable fin qui est la méchanceté : moins il aura par conséquent à souffrir en s’unissant au foyer de la méchanceté que je regarde comme la matière première de la composition du monde. »

L’œuvre du Marquis de Sade nous conduit dans un univers à la fois lointain et proche du roman noir. Lointain, par suite du refus que Sade oppose aux facilités du mystère et aux équivoques du surnaturel ; proche à cause de la volonté qui se manifeste dans l’un et chez l’autre, de traiter la perversité et le vice non plus comme des ingrédients moraux, ou immoraux, mais comme des sources de poésie et des facteurs de dépaysement. Quelles que soient en effet les conclusions morales que la pudibonde Anne Radcliffe ou le lascif M.G. Lewis plaquent sur leurs écrits, il émane de leurs moines sacrilèges et de leurs persécuteurs, comme dans une certaine mesure, du Karl Moor de Schiller, une sorte d’horreur sacrée qui ne contribue pas peu à sauver d’une plate médiocrité les romans où s’étalent leurs cruautés.

Que des réminiscences de Satan, de Milton ou de la Biondetta de Cazotte aient contribué à créer cette atmosphère à la fois terrible et prenante, que l’obsession d’un Dieu-Satan donne à la démarche de Sade son inflexible rigueur, cela suffit, nous semble-t-il pour établir que le personnage de Satan, et le monde de sentiments dont il est le centre et le symbole, ont connu à l’époque de la Révolution et en partie à cause d’elle, un regain de faveur et subi, du point de vue littéraire, des métamorphoses dont l’avenir, dans notre pays, montrera l’importance.

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