« Nous méprisons le monde »

 

Source : La Décadence, le mot et la chose par Jean de Palacio, éditions Les Belles Lettres, collection Essais, relecture en cours.

En 1882, le poète Edmond Haraucourt (1856-1941) publie, en Belgique, sous un pseudonyme, « le sire de Chambley », et vraisemblablement à compte d’auteur, un recueil intitulé La Légende des sexes. Le sous-titre portait : Poèmes hystériques, que la seconde édition en 1893, changera en Poèmes hystériques et profanes.

Bien que tiré seulement à deux cent douze exemplaires, le volume circula et eut un succès de scandale. Une longue préface (huit pages) développait la référence sacrilège à Victor Hugo, pontife de la poésie française, encore vivant en 1882. Le début donne le ton : « Ce livre est l’épopée du bas-ventre. La Légende des Sexes n’est point une parodie, elle est un complément : le complément d’une œuvre gigantesque et lumineuse, mais incomplète à notre sens. » Légende des Siècles, Légende des Sexes. Le ton est didactique : combler les lacunes de l’œuvre hugolienne, mais aussi, par une sorte d’homothétie poétique, en prendre le contrepied. Le dessein nouveau apparaît clairement si l’on se reporte à la préface de Hugo en 1859.

« Or, l’intention de ce livre est bonne. L’épanouissement du genre humain de siècle en siècle, l’homme montant des ténèbres à l’idéal, la transfiguration paradisiaque de l’enfer terrestre… »

Plus loin :

« Peindre l’humanité successivement et simultanément sous tous ses aspects lesquels se résument en un seul et immense mouvement d’ascension vers la lumière. »

À la base de l’entreprise poétique de 1859, la montée, l’anabase ; à la base de l’entreprise poétique de 1882, la descente, la catabase. Le Bas primant sur le Haut, l’enfer sur le paradis, les tenèbres sur la lumière, Haraucourt met en œuvre une cosmogonie particulière : la création de l’homme est un acte fécal :

« L’anus profond de Dieu s’ouvre sur le Néant / Et noir, s’épanouit sous la garde d’un ange / Assis au bord des cieux qui chante sa louange / Dieu fait l’homme, excrément de son ventre géant. »

La pièce, la deuxième du recueil, est intitulée « Philosophie. Sonnet honteux. » Il n’y a aucune différence entre création et défécation. Haraucourt multiplie à dessein les termes physiologiques tenant à la fonction excrétoire : anus, excrément, sphincter, orgue intestinal. La présence du mot bol [alimentaire] précise bien que le processus de création est compris entre ingestion et expulsion. La naissance est une chute.

« Un être naît : salut ! / Et l’homme fend l’espace / Dans la rapidité d’une chute qui passe »

Raccourci saisissant : la création épousait la structure même du tube digestif et le mouvement (descendant) de la fonction digestive. La vie sera représentée par le bref instant qui sépare l’expulsion de l’étron de sa chute dans le pot de chambre :

« C’est la Vie : on s’y jette éperdu, puis on tombe : / Et l’Orgue intestinal souffle un adieu distrait / Dans ce vase de nuit qu’on appelle la tombe. »

L’argument de cette pièce liminaire indique bien le dessein de l’œuvre. En inversant les termes hugoliens : or, l’intention de ce livre est mauvaise. Le recueil se clôt sur une pièce intitulée « Envoi » dédiée au peintre Gaston Béthune (1857-1897)

« En souvenir de moi, je te donne ce livre / Où mon rut exalté se dresse, triomphant / Ceux qui passeront là pourront m’entendre vivre / Je n’ai honte de rien et je crie à pleins vers. »

La référence baudelairienne implicite, « je te donne ces vers afin que si mon nom », la véhémence, « nous méprisons le monde », et le ton de manifeste indiquent bien que le recueil n’est pas à lire comme une simple parodie, mais comme un art poétique, d’une poétique de la chute. Une dernière preuve est constituée par l’envoi d’un exemplaire (justifié b 88) à l’éditeur Alphonse Lemerre, éditeur par excellence des Parnassiens (Leconte de Lisle, Banville) L’envoi autographe sur cet exemplaire porte : « À Monsieur Alphonse Lemerre, pour l’édification de ses poètes. » Véritable provocation, qui ne vise à rien moins qu’à enseigner aux poètes « officiels » les nouvelles voies de la poésie et à substituer, à une poétique parnassienne, une poétique de la Décadence.

Contrairement à d’autres, Haraucourt n’a jamais désavoué ce livre de jeunesse. En 1936, alors âgé de quatre-vingts ans, cinq ans avant sa mort, offrant un exemplaire sur Japon au marquis du Bourg de Bozas, héritier de ce Gustave Chaix d’Est-Ange qui fut l’avocat de Baudelaire dans le procès des Fleurs du mal, il écrit : « Bien des gens m’ont reproché ce livre, mais je ne le renie pas : je me contente de le dater, n’éprouvant aucune honte d’avoir eu vingt ans. »

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