Non serviam

 

Source : Le Diable dans la littérature française, de Cazotte à Baudelaire (1772-1861) par Max Milner, éditions José Corti, collection Les Essais.

« Les créatures sont toutes malheureuses… Le mal est au cœur même de l’amour » constate le Satan de Vigny. Il enchaîne aussitôt : « C’est donc le Créateur qui est coupable, et, justement révoltées contre lui, ses créatures doivent demander raison de leur misère. »

De même, le Lucifer de Bryon : « La bonté n’eût pas créé le mal. » Ainsi, c’est l’acte même de la Création qui est mauvais. D’abord, parce qu’il manifeste un égoïsme monstrueux. « Tu sens, dit Satan à l’ange, que tu dois te reprocher de participer à la vie de ces mondes si malheureux qui furent créés pour manifester la puissance de l’autre et non pour leur bonheur comme il le dit. » C’est ce que prétendait déjà le Lucifer du « mystère » anglais lorsqu’il représentait « Dieu occupé à créer des mondes, pour alléger le poids de l’éternité à son immense existence. »

Mais il y a au fond de cette activité créatrice un dessein plus ténébreux et plus coupable encore : une sorte de jouissance sadique à provoquer et à contempler la souffrance. « Je crois, dit le Satan de Vigny, que mon ennemi a voulu créer les hommes pour mieux montrer que le désespoir est son plaisir. » Ce faisant, il répète, en les affaiblissant un peu, les paroles de Lucifer : « Il nous a voulus ainsi, immortels, afin de pouvoir nous torturer. »

Il en résulte que Satan n’est ni le responsable du mal métaphysique, ni l’instigateur du péché. « Ce n’est pas moi qui ai enfanté les choses basses des hommes » dit-il à l’ange. De même, Lucifer expliquait à Caïn qu’en révélant à Ève les fruits de la science, il ne l’avait point tentée : « Je ne tente personne, si ce n’est avec la vérité… Est-ce moi qui ai placé des objets défendus à la portée d’êtres innocents et curieux en raison de leur innocence même ? » Et à propos de l’inceste : « Le péché dont je vous parle n’est pas mon ouvrage. »

D’où vient alors le péché ? « De l’association voulue par Dieu entre l’esprit et la matière », répond le Satan de Vigny. Et G. Bonnefoy, dans son étude sur les sources morales et religieuses de Vigny, a raison de trouver ici en germe une des thèmes essentiels des Destinées que Le Mont des Oliviers et La Flûte illustreront avec éclat. Mais il faut ajouter que ce thème se trouvait aussi esquissé dans le Caïn de Lord Byron, lorsque, Caïn se déclarant fier d’une pensée capable de connaître l’immensité de l’univers, Lucifer lui répondait : « Mais si cette haute pensée était attachée à une servile masse de matière ; si, connaissant de telles choses, aspirant à de telles choses, et à une science plus étendue encore, elle était asservie aux plus grossiers, aux plus vils besoins, tous dégoûtants et bas… »

Même ressemblance entre Satan et Lucifer en ce qui concerne les raisons de leur révolte. Sans doute le second insiste-t-il davantage que le premier sur le traditionnel « non serviam », mis il est loin de présenter sa révolte comme un pur acte d’indépendance orgueilleuse. Il se range parmi les âmes « qui ont le courage d’user de l’immortalité… qui osent regarder le tyran face à face, et dans son éternité, et lui dire que le mal, son ouvrage, n’est pas un bien. » C’est au nom d’une idée du bien plus haute, et plus pure que celle qui se manifeste dans la Création, qu’il a osé critiquer le créateur.

À Caïn qui lui demande qui il est, il répond : « Un esprit qui aspira à devenir celui qui t’a créé et qui ne t’aurait pas fait ce que tu es. » Il se pose ainsi en défenseur de l’homme contre l’absurde cruauté de Dieu. « J’aurais fait de vous des Dieux » En défenseur et depuis sa défaite, en compagnon de souffrance : « Esprits et hommes, nous sympathisons du moins, et souffrant de concert, nous rendons plus supportables nos innombrables souffrances par la sympathie illimitée de tous avec tous. »

Cette solidarité du démon avec les créatures malheureuses est aussi, chez Vigny, l’une des raisons de sa révolte contre Dieu : « J’osai me mettre à leur tête et il a tenté de m’en punir, mais du fond de ma retraite, j’ai conservé sur elles le même empire. » Et non seulement, Lucifer partage la souffrance des hommes, mais il leur révèle aussi que cette souffrance est pour eux une science et un principe d’immortalité. Si bien que son dernier conseil à Caïn est en quelque sorte plus proche de la morale des Destinées que ne l’est la pensée de Vigny au moment où nous la considérons : « Sachez penser et souffrir, et créez-vous, dans votre âme, un monde intérieur » là où le monde extérieur vous fait faute ; c’est ainsi que vous vous rapprocherez de la nature spirituelle, et lutterez victorieusement contre le vôtre. »

La confrontation détaillée à laquelle nous venons de nous livrer montre que le personnage de Satan, au moment où Vigny trace les linéaments de son grand poème, est encore plus proche de ses origines byroniennes que G. Bonnefoy ne le laisse supposer. Les thèmes, dans lesquels celui-ci discerne avec beaucoup de finesse et d’intelligence les développements futurs de la pensée du poète, ne semblent pas être ici le fruit d’une élaboration personnelle, d’un choix délibéré. Dans quelle mesure les développe-t-il au contraire comme autant d’arguments propres à donner aux discours de Satan tout leur pouvoir de séduction et de persuasion ? Il est bien malaisé de le déterminer… Nous sommes en présence d’un premier stade de sa pensée par rapport auquel Eloa marquera un recul et une concession au conformisme régnant.

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