Nation pourrie

 

Source : La Décadence, le mot et la chose par Jean de Palacio, éditions Les Belles Lettres, collection Essais, relecture en cours.

L’inversion est, sans conteste, une attitude et une tournure caractéristique de la Décadence. Elle est, jouant sur les préfixes, une subversion de l’ordre. Elle est sexuelle et stylistique, et l’on verra que les deux aspects sont liés. Zola, Mirbeau et bien d’autres l’ont souligné à l’envi. On sait l’immense vogue à l’époque des figures de l’Hermaphrodite et de l’Androgyne.

De La Curée (1873) à Paris (1898) et de Maxime Saccard à Hyacinthe Duvillard, elle est une pièce maîtresse de la démonstration zolienne. La terminologie ne laisse aucun doute sur les intentions du romancier : en Hyacinthe, « en quatre générations, le sang vigoureux et affamé des Duvillard, tombait tout d’un coup comme épuisé, à cet androgyne avorté. » Quant à Maxime et ses « maigreurs gracieuses d’éphèbe romain », il « se trouva être, aux mains de Renée, une de ces débauches de décadence qui, à certaines heures, dans une nation pourrie, épuise une chair et détraque une intelligence. »

Maxime Saccard n’écrivait pas. Sa science se bornait aux accessoires de la toilette et de la mode féminines, aux épingles et aux jupons. Hyacinthe Duvillard essaie d’écrire. Avec lui, la littérature, même si elle demeure, elle aussi, avortée, entre par un coin dans la perspective historique, comme un ferment de désagrégation parmi d’autres, un témoignage de décadence et de ce goût de l’extrême… « Tour à tour collectiviste, individualiste, anarchiste, pessimiste, symboliste, même sodomiste, sans cesser d’être catholique », in. Paris. Synthèse du Décadent et de la Décadence, sous cette profusion de mots en –iste, où se côtoient comme fortuitement le symbolisme et la sodomie.

Dans un roman moins connu et plus violent d’un auteur spécifique de l’esprit de la Décadence, il sera question de « se gaver d’androgynies répugnantes », en faisant commenter par un des personnages féminins : « Il ne vous crève donc pas les yeux, le spectacle des décadences. » Dans son roman La Mort des sexes (1904), Nonce Casanova (1873-après 1931) soulève à nouveau la question d’actualité de l’ovariotomie et du malthusianisme, avec l’ambiguïté coutumière des écrivains qui flétrissent la Décadence en se parant de ses couleurs.

Casanova y reprenait, sous le versant scientifique, le motif de Sodome et Gomorrhe, autre fois illustré par Henry d’Argis (1886-1887), préfacé par Verlaine et Maurice de Souillac dans Zéboïm (1888), repris plus récemment par Edmond Fazy, dans La Nouvelle Sodome, 1904. L’originalité est cette fois que le protagoniste écrit, et que le débat sur le contre-nature s’étend à l’écriture…

« C’est en ce moment que tu vas lâcher tes phrases amphigouriques… On susurre des machines comme ça dans les romans nuageux et bouffis, mon petit. Tu t’oublies, poète : tu n’es pas devant une feuille de papier en train d’étaler la somme de pathos qui découle de ta plume trempée de la fièvre artificielle. Tu ne chatouilles pas ta muse pour lui faire baver des phrases emberlificotées qui doivent épater les populaces. »

L’essentiel de la Décadence est là, en poésie comme en prose, dans cette grammaire en déroute, celle qui chez Félix Pagan « poussait des cris d’hyènes et dont la syntaxe se tord. » Dans un chapitre de Vie & Aventures du Sieur Caliban, intitulé par antiphrase « Il apprend le français », Émile Bergerat définit une sorte d’anarchisme langagier propre à la Décadence : « Les Décadents ont juré d’affranchir le régime direct de l’oppression du sujet, de délivrer le verbe, d’égorger l’article et de mettre les adverbes en république. » On voit que les incidences politiques sont toujours présentes en pareille occasion : démocratie de l’art, république grammaticale.

L’anarchie chez Zola, y est principe commun à la littérature et à la politique. L’ordre des mots est perturbé autant que l’ordre social. Ce sont, chez les gens de plume, ces « manifestations décadentes d’une culture quintessenciée » que Drumont discernait aussi chez l’aristocratie moyennement déclinante, comme symptômes de « la fin d’un monde. »

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