« The men that walk with Satan… »

 

Source : Le Diable dans la littérature française, de Cazotte à Baudelaire (1772-1861) par Max Milner, éditions José Corti, collection Les Essais.

Il n’y eut sans doute qu’un homme, à l’époque, pour placer sur leur vrai terrain les problèmes posés par le satanisme byronien. Ce fut Fabre d’Olivet, qui aussitôt après la parution de Caïn, prit la peine de le traduire (fort mal) et de le réfuter. Dans la Lettre à Lord Byron qui sert d’introduction à son ouvrage, il se distingue soigneusement des contradicteurs bornés qui voient dans l’auteur de Caïn une émanation de l’esprit des ténèbres.

« Si quelqu’un, déclare-t-il, était venu me dire, comme cela m’est arrivé plusieurs fois, qu’on vous croyait inspiré par Satan lui-même, à cause de la force et de la vérité que vous mettez à dépeindre les caractères infernaux et les œuvres sataniques, j’aurais souri d’un éloge aussi extraordinaire, mais je n’en aurais pas moins considéré comme un éloge une accusation aussi étrange que ridicule. »

Fabre d’Olivet se gardera donc de confondre, comme l’ont fait tant de ses contemporains, l’auteur avec son œuvre, et se bornera à critiquer la conception du monde que celle-ci implique. Encore accorde-t-il à Byron le bénéfice de la cohérence intérieure. Si l’on interprète à la lettre le premier livre de la Genèse, il est difficile de ne pas se révolter, pense-t-il, contre ce Dieu qui nous est présenté comme le créateur du Diable, comme l’auteur du mal par personne interposée, et on comprend que le manichéisme ait voulu lever cette imputation en attribuant le mal à un principe distinct.

Mais pour qui intéresse la Bible selon le sens ésotérique que les Septante ont brouillé à plaisir, le serpent (Nahash) n’est pas le principe du mal, mais ce que Fabre d’Olivet appelle assez obscurément « l’attract originel », c’est-à-dire « ce sentiment intérieur et profond, qui attache l’être à sa propre existence individuelle et qui lui fait ardemment désirer de la conserver ou de l’étendre. »

Cette force tout intérieure, en elle-même n’est ni bonne ni mauvaise : elle a été placée par Dieu « comme un levain » dans la Création pour en assurer le développement et elle l’a effectivement assuré jusqu’au moment où Adam, obéissant à ses suggestions, a voulu brûler les étapes et dépouiller en même temps l’Arbre de la Science et celui de la Vie pour égaler le Très-Haut.

L’échec de cette tentative a consommé la scission entre les deux principes qui constituaient l’être d’Adam, le principe providentiel représenté par Abel et le principe volitif représenté par Caïn. Alors qu’Adam, après son échec, avait pris conscience de l’impossibilité de sa tentative, Nahash s’est obstiné dans son erreur, et il s’est appuyé sur le principe volitif pour anéantir le principe providentiel, ce que l’Écriture symbolise par le meurtre d’Abel par Caïn.

Alors qu’Adam, après son échec, avait pris conscience de l’impossibilité de sa tentative, Nahash s’est obstiné dans son erreur, et il s’est appuyé sur le principe volitif pour anéantir le principe providentiel et le principe volitif qui aurait rapidement réintégré l’homme dans son unité première, mais il n’assure pas pour autant la victoire du principe volitif.

Au lieu de la Providence, l’homme aura désormais en face de lui le Destin. Liberté et nécessité, au lieu de s’unir, marcheront séparées, s’ignorant l’une l’autre. Incapable de déchiffrer le plan divin, l’homme appellera Volonté ce qui est Destin, Destin ce qui est Volonté, et souffrira de l’opposition de l’un et de l’autre sans se rendre compte que la Providence « peut faire que la nécessité et la liberté arrivent au même but par des chemins différents, et finissent par être identiques. »

Dès lors, il est possible à Fabre d’Olivet, même en acceptant la version défectueuse de l’Écriture à laquelle Byron se tient, de répondre à ses objections contre la Providence et de corriger l’image qu’il nous donne de Lucifer. Byron se place au point de vue de ces hommes volitifs qui « fatigués par la nécessité du Destin, ne trouvent rien dans les promesses de la Providence qui puisse adoucir les amertumes de la vie. Accoutumés à se faire centre et à voir l’Univers réfléchi dans leur personne, ils ne peuvent être froissés dans la moindre de leurs affections, ils ne peuvent sentir la moindre de leurs volontés repoussées par d’autres volontés… Sans qu’ils n’accusent la Providence, sans qu’ils ne regardent les lois divines comme suspendues, et l’harmonie universelle comme troublée. »

Lucifer n’est qu’un reflet de la conscience de Caïn. Il a beau s’ériger, à la fin du deuxième acte, en Principe indépendant. Il n’est que la voix intérieure de l’homme volitif. Celle-ci le pousse à anéantir l’homme providentiel en lui présentant une vision du monde radicalement erronée. Si Dieu a interdit à l’homme de goûter à l’arbre de la science, ce n’est pas pour le maintenir dans l’imbécillité et dans l’esclavage, c’est parce qu’il le savait encore incapable de supporter une lumière trop vive. Il lui a donné « la vie dans la fleur de l’adolescence et la science seulement en germe » pour amener harmonieusement l’une et l’autre la plénitude de leur développement.

En poussant l’homme à goûter au fruit de l’Arbre de la Science, Lucifer ne l’a ni affranchi, ni délibérément trompé ; il s’est trompé lui-même et a été le premier surpris de la catastrophe qu’il a ainsi déclenche. La souffrance et la mort ne sont pas la punition inventée par un Dieu jaloux, mais le remède prévu par une Providence compatissante. Si Adam était resté indivis et éternel, il aurait souffert d’une manière infinie et éternelle. En se scindant et en s’insérant dans le Temps, l’Adam primitif dilue la souffrance et le mal qui finiront par se résorber dans l’infiniment petit.

Byron n’est pas, aux yeux de Fabre d’Olivet, une émanation de Satan. C’est Satan qui est une émanation de Byron et de tout homme assez aveugle au plan providentiel pour attribuer à un principe distinct et subsistant par soi-même ce qui est un accident destiné à être effacé par l’usure des siècles.

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