Source : La Décadence, le mot et la chose par Jean de Palacio, éditions Les Belles Lettres, collection Essais, relecture en cours.
Dieu le Père n’a plus d’épaisseur. Il n’est que
l’incarnation successive de figures distinctes à travers les siècles, qu’elles
se nomment Pharaon, Bourbon ou Rothschild. Derrière la dénonciation
caricaturale des absolutismes, qu’ils soient religieux ou financiers, un vague
relent d’antisémitisme est distinctement perceptible.
Mais lorsque Dieu le Père se voit doté d’une individualité propre, le cas n’est pas plus brillant, bien au contraire. Rémy de Gourmont (1892), Oskar Panizza (1895), Adolphe Retté (1898) sont d’accord pour présenter un vieillard cacochyme, toussant crachant, l’esprit faible ou dérangé, proche du gâtisme.
Avant la première apparition de Dieu le Père dans
la salle du Trône, au Ciel, les anges évoquent « ses façons de tousser, de
regarder dans le vide, ses hoquets, ses écoulements de salive, ses jurons, ses
crachats à longueur de journée. » Il a de « gros yeux insipides aux
poches gonflées, la tête courbée, l’échine voûtée de cyphotique. » Ses
« pauvres membres » sont « tordus, enflés, déformés,
hydropiques, pourris. » Il a la goutte. Ce portrait peu flatté d’une
divinité en décadence paraît encadré dans son analogie. Le ciel n’est plus ce
qu’il était. Les splendeurs rêvées y sont remplacées par le délabrement le plus
complet : « Ici, tout se décolle, et se démanche, les Dieux, les
meubles, les tapis, les franges. »
Le Saint Trône, évidemment de type byzantin, est branlant est doit être consolidé. Dieu lui-même marche avec des béquilles, et a besoin pour son intronisation d’une foule d’objets divers : tabouret, bouillotte, chancelière, courtepointe, traversin, protège-dos, accoudoirs, foulards.
À
l’image du corps, l’intellect est dégradé, à commencé par le Verbe. Dieu ne
possède plus de langage articulé, ne s’exprime que par des éructations et des
onomatopées : « Ha-ha-ha », « Ah-eh !, Ah-eh !,
Ah-eh ! », « Ah-oh ! Choup ! Chpou ! Chpou »
Il a oublié la géographie, la cosmographie, ne sait plus où est Naples ou si la
Terre tourne toujours. Ces incertitudes jettent un jour inquiétant sur la
lucidité du Créateur. Le Jéhovah de Gourmont ne saura que répéter :
« Mon œuvre est bonne ! » repris en chœur, non moins de seize
fois, par toutes les hiérarchies angéliques. Il reconnaît pourtant deux
« erreurs de sa pensée » (Satan et Lilith), médite,
consterné : « Œuvre exécrable et de mauvais augure »,
concède : « J’aurais été distrait », dira plus tard :
« Tout ce que je fais maintenant, tourne nul », pense à abdiquer.
La Décadence se traduit ici par une méditation sur la vieillesse et les doutes sur la puissance créatrice et la Création elle-même. L’archange Michel de Retté, debout dans une « guérite branlante, gardien d’un Éden dont l’entrée est « une porte de bois vermoulu dont toute la couleur a disparu sous la pluie et la poussière dont les gonds et la serrure sont rongés de rouille », remarque mélancoliquement : « Je crois bien que depuis longtemps il ne pousse aucun fruit sur l’Arbre de la Science. »
Démiurge, équivalent de Jéhovah et de Dieu le Père, affirmera d’ailleurs : « La Création est manquée. » On touche ici, sans doute, au pessimisme radical, ontologique de la Décadence, que Gourmont lui-même soulignait dans une importante lettre inédite sur Lilith, écrite à Édouard Dujardin, datée du 18 juillet 1901 : « Il me semble que j’ai voulu ironiser surtout sur le Dieu juif optimiste, montrer son aveuglement, son impuissance. Il n’est pas méchant, il est incapable. »
Commentaires
Enregistrer un commentaire