Kunstkamera

 

Ill. Le Squelette de l’ancêtre par Gély Khorzev. Texte : Ourod, autopsie culturelle des monstres en Russie, par Annick Morard, édition La Baconnière, recommandé par Neûre aguèce.

Entre 1934 et 1935, Ossorguine publie une série de brefs récits dans l’un des quotidiens de l’émigration russe les plus célèbres et les plus lus, Les Dernières Nouvelles. La plupart de ces textes seront réunis en un ouvrage, publié à Tallin sous le titre À propos d’une jeune fille, nouvelle d’antan, 1938.

Parmi ces nouvelles ou récits, deux textes en particulier ont attiré mon attention. « Les Monstres » et « Katka, la naine. » Le premier évoque les conditions de vie de quatre hermaphrodites recueillis par la Kunstkamera au milieu du dix-huitième siècle, le deuxième situe son action quelques années plus tard, à la cour d’Anne, autour du célèbre épisode de la Maison de Glace. Dans un cas comme dans l’autre, un contexte historique précis et relativement bien documenté est utilisé comme toile de fond à des récits de vie que fiction et imagination viennent allégrement compléter.

Le récit intitulé « Les Monstres » se penche sur l’histoire de la Kunstkamera, à partir du décret de Pierre le Grand visant à recueillir partout en Russie des « monstres », morts ou vivants, et à les réunir en ce haut lieu de savoir. Le texte relate plus précisément la vie à la Kunstkamera de quatre hermaphrodites, ramenés de Sibérie, à la suite d’une expédition scientifique sous le règne de la tsarine Elisabeth I, qui continue ainsi l’œuvre de son père.

Le narrateur convoque divers documents historiques, dont les oukazes N°3159 et N°3160 de Pierre I, qu’il cite largement, mais aussi des figures scientifiques majeures de l’époque, tels Johann Duvernoy et Josias Weitbrecht qui, on l’a vue, collaborèrent effectivement au sein de l’Académie des sciences, dans les années 1730, pratiquant ensemble de nombreuses autopsies. L’auteur prend toutefois des libertés quant à la précision historique des événements décrits, liberté dont il ne se cache pas : « Tout en éprouvant un profond respect vis-à-vis des documents d’archives, nous compléterons par des suppositions ce qui a été oublié ou omis » précise le narrateur. Cette mise au point n’était toutefois guère nécessaire : le ton d’humour suggère dès les premières lignes que la fidélité aux événements historiques constitue un enjeu tout à fait secondaire du récit. Voici comment il débute :

« Dans la ville fortifiée de Krasnogorsk, dans la province d’Isserk, le diacre Ivan Kouznetsov eut un fils. Ou peut-être une fille. Quoique ce fût possiblement un fils. Le plus important étant : quel nom lui donner ? »

Le désir d’une progéniture masculine l’emportant sur toute autre considération, l’enfant s’appellera Avram. Quelques mois plus tard, survient un autre événement « étrange, mystérieux, et désagréable » à savoir la naissance d’un second enfant dont on peine à nouveau à déterminer le sexe. Dans le même temps, fait totalement extraordinaire deux autres cas similaires sont découverts dans le même bourg, dans la famille de Vassili Iakolev. C’est l’histoire de ces quatre hermaphrodites de Sibérie que nous conte, avec un humour aussi désopilant qu’inattendu, Mikhaïl Ossorguine.

Après cet incipit proche du burlesque, qui n’est pas sans évoquer la plume de Nicolas Gogol, Ossorguine se permet de rappeler, et de critiquer, quelques faits marquants de l’histoire politique, scientifique et culturelle de la Russie du dix-huitième siècle. Ossorguine recouvre d’un vernis humoristique des données historiques avérées. On l’a vu la Kunstkamera a accueilli, hébergé, nourri et même employé quelques « monstres vivants », inscrits en tant que tels dans ses registres, dont quelques hermaphrodites.

La Chronique de la Kunstkamera indique d’ailleurs, le 7 octobre 1743, que « quatre hermaphrodites, accompagnés d’une lettre de A.K. Nartov, ont été amenés de Sibérie à la Conférence de l’Académie des sciences. » Après examen, l’Administration estime « qu’il faut en garder deux, Mikhaïl et Avram, et rendre les autres à leurs pères, étant donné qu’il ne sera pas possible de les entretenir tous les quatre, car même sans castrats, l’Académie n’a pas les moyens de payer les appointements de ses employés. »

L’avis de l’Administration ne sera toutefois pas suivi, puisque les quatre enfants restent finalement à Saint-Pétersbourg, sur décret de l’impératrice qui exige également qu’ils reçoivent une éducation, d’abord dans un gymnase (décret du 12 janvier 1744) et finalement auprès de tuteur (décret du 6 février) La fugue de Mikhaïl Iakolev est également enregistrée dans une note du 25 août 1744, de même que la décision, le 23 juillet 1746 de renvoyer les trois enfants restants auprès de leurs parents, à la demande de ces derniers.

« Les monstres mangeaient, buvaient, jouaient aux dames et à pile ou face, et vivaient une vie cloîtrée, étant donné qu’il ne leur était point permis de se montrer au public… »

Le terme « armaphrodite » ou « amophrodite » n’est pas véritablement inventé par Ossorguine, puisqu’il figure dans divers documents officiel de l’Académie des Sciences, notamment dans un tableau comptable et dans un communiqué de la police annonçant la fuite de Mikhaïl. Certaines archives n’ont nul besoin d’être modifiées, ni même réécrites pour faire rire le lecteur du vingtième siècle :

« Quant aux armophrodites, considérant le fait qu’ils sont dépourvus d’utilité et de curiosité pour l’Académie, qu’ils reçoivent des émoluments pour rien, et que l’on en a rien tiré : non seulement, ils ont reçu une éducation gymnasiale, mais à ce jour, ils ne sont toujours pas capables de lire et d’écrire parfaitement en russe, et considérant qu’en ce 9 août, le docteur Weitbrecht a transmis un rapport dans lequel il annonce qu’après examen, ils sont munis de caractéristiques masculines, il est décidé de renvoyer les anciens armaphrodites restants, Avram, Terenti et Ivan, aux parents auxquels ils appartiennent, après avoir récupéré leurs habits. »

Non seulement les hermaphrodites n’en sont plus vraiment, mais leur niveau d’éducation n’est pas concluant, malgré les efforts investis, y compris au niveau financier. L’échec semble complet : les jeunes gens ont perdu jusqu’à leur « curiosité », dernier gage d’un quelconque intérêt scientifique, administratif et politique. Ossorguine réserve d’ailleurs sa toute dernière pointe au tsarisme, ici doublement représenté :

« Les trois hermaphrodites partirent alors pour la Sibérie à travers toute la Russie, à pied et à leurs frais, vers le lieu de leur naissance ratée, glorifiant la sagesse de Pierre et la clémence d’Elizabeth. »

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