« Je trouverai la force de leur cracher à la gueule pour tout ce qu’ils font de nous… »

 

Ill. : Traces de guerre par Gely Khorzev. Source : Ourod, autopsie culturelle des monstres en Russie, par Annick Morard, édition La Baconnière, recommandé par Neûre aguèce.

Dans la ligne esquissée en 1924 par Chanigan, les nombreux ennemis de l’U.R.S.S., qu’ils soient intérieurs ou extérieurs, réels ou fantasmés, seront personnifiés en figures monstrueuses. D’effrayants corps hybrides, mi-hommes, mi-bêtes, vont ainsi offrir un large réservoir de représentations visuelles, d’ennemis du peuple : capitalistes sournois, fascistes et nazis menaçants ou traîtres potentiels. Quant aux corps mutilés, seule la littérature concentrationnaire témoignera de leur existence douloureuse en U.R.S.S. dans une zone qui, là encore, échappe au regard et à la conscience collective, à savoir l’espace des camps.

Dans un de ses Récits de la Kolyma, intitulé « Oraison funèbre » (1960), Varlam Chalamov pleure ses morts et souligne le rapport particulier des prisonniers du goulag à la mutilation. Le narrateur se souvient de feu ses compagnons des camps, rappelle leur histoire commune brève, toujours tragique, et achève son récit sur une scène dans laquelle quelques détenus se mettent à rêver une autre vie, la nuit de Noël. L’un espère rentrer chez lui, le narrateur préférerait la prison, tandis que le dernier affirme :

« Eh bien moi, sa voix était calme et lente, je voudrais être un tronc. Un tronc humain, vous comprenez, sans bras, ni jambes. Alors, je trouverai la force de leur cracher à la gueule pour tout ce qu’ils font de nous. »

Dans les camps de la Russie stalinienne, être un homme-tronc signifie ne plus être un corps-outil au service de la machinerie implacable d’un État-tortionnaire. La monstruosité du « tronc humain » est ici envisagée comme un espoir : le désir de devenir inutilisable, inexploitable, non corvéable à merci. Chalamov décrit d’ailleurs plusieurs scènes d’automutilation par lesquelles les zeks tentent d’échapper à la réalité du camp, aux travaux lourds, en ôtant à leurs corps sa capacité de travail, sa raison d’être à l’intérieur du camp. Dans cet envers infernal de l’univers soviétique, le monstre n’a pas plus d’existence possible que dans son endroit : il y est un corps nul, un corps qui n’aurait dès lors plus rien à perdre, plus rien à craindre, et retrouverait le potentiel de révolte si typique des monstres.

Bannis de la culture soviétique stalinienne et poststalinienne, au propre comme au figuré, les monstres se sont terrés dans des zones d’ombres. L’homo sovieticus a en somme chassé les monstres de son univers, il les a relégués dans un ailleurs inaccessible et invisible, alors même que les années 1920 avaient consacré le monstre comme figure tutélaire de la pensée utopique. L’homme soviétique se distingue de l’homme nouveau, en cela qu’il décrète la fin des monstres en U.R.S.S., leur disparition forcée et, par là même, l’abolition de toute forme d’altérité radicalement différente.

Étouffer les monstres, c’est empêcher de réfléchir au présent et au futur de manière complexe, dense et originale. En somme, c’est lorsque les monstres disparaissent de la littérature ou lorsque leur puissance transgressive s’estompe, qu’il faut s’inquiéter. Leur présence démultipliée exprime au contraire la lutte contre la pensée unique, la remise en question des présupposés, la rébellion contre le manichéisme, l’énergie non canalisée des émotions fortes, l’ouverture vers d’autres possibles.

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