Source : Le Diable dans la littérature française, de Cazotte à Baudelaire (1772-1861) par Max Milner, éditions José Corti, collection Les Essais.
On connaît l’invocation fameuse de Proudhon et qui fit
scandale : « Viens, Satan, viens, le calomnié des prêtres et des
rois que je t’embrasse, que je te serre sur ma poitrine. » Elle est de
1860, mais dès 1851, le philosophe anarchiste s’adressait à Satan à peu près
dans les mêmes termes.
Ayant représenté la tentation du Christ comme celle
d’un réformateur bien intentionné, mais inconséquent, par le « Génie des
Révolutions », il déplorait que le Nazaréen eût refusé l’alliance que
celui-ci lui proposait contre l’Éternel et permis ainsi aux pharisiens, aux
publicains et aux rois de reparaître « plus oppresseurs, plus rapaces,
plus infâmes que jamais. » Il s’adressait alors au Tentateur :
« À moi, Lucifer, Satan, qui que tu sois ! Démon que la foi de mes
pères opposa à Dieu et à l’Église ! Je porterai ta parole et je ne te
demande rien. »
Comme beaucoup de formules de Proudhon, celle-ci a
besoin, pour être comprise, d’être replacée dans son contexte. C’est ce qu’a
tenté de faire, avec beaucoup d’intelligence, le P. de Lubac dans son Proudhon
et le Christianisme : « Que signifient au juste de tels
cris ? Est-ce vraiment du satanisme, écho direct du Non serviam ?
Faut-il dire, avec Donoso Cortés, que jamais mortel n’a péché aussi gravement
contre l’humanité et contre le Saint-Esprit ? Faut-il, avec le même
auteur, parler d’un manichéisme proudhonien ? »
L’antithéisme Proudhonien n’a pas un signification
proprement religieuse ou morale, et ne comporte nulle complaisance envers la
négation ou le péché. « Dieu, c’est le mal » dans la mesure où la
conception traditionnelle de la divinité, exploitée sans vergogne par le
conservatisme social, fige l’absolu en une formule rigide et tend par là
impossible tout progrès. Proudhon ne croit pas que l’harmonie, l’absolu, existe
antérieurement au mouvement de l’histoire qui les appelle à l’existence et
puissent être réalisés sans conflits :
« Quant à moi, écrit-il dans cette même
étude sur Conscience et liberté, qui se terminera par l’invocation à Satan, mon
opinion ne saurait être douteuse : ce qui rend la création possible est, à
mes yeux, la même chose que ce qui rend la liberté possible, l’opposition des
puissances. C’est avoir une idée bien fausse de l’ordre du monde et de la vie
universelle que d’en faire un opéra. Je vois partout des forces en lutte ;
je ne découvre nulle part, je ne puis comprendre cette mélodie du grand Tout,
que croyait entendre Pythagore. »
On a reconnu la théorie de la création exposée par
Eliphas Lévi dans Le Testament de la liberté, mais alors que Constant a
tendance à minimiser les conflits qui résultent de sa conception de la liberté,
Proudhon tient à la fois à affirmer leur nécessité, le caractère inconditionnel
de la révolte, de la négation qui les provoque, et à faire comprendre que
« la liberté n’est pas absurde », que « malgré cette
allure critique, exterminante », elle, est « une puissance
d’affirmation autant que de négation, de production autant que de
destruction » permettant à l’homme de « réaliser dans la matière,
dans la vie et dans l’esprit ce que ni la matière, ni l’esprit, consultés
séparément, ne sauraient donné, mais ce que sa nature synthétique lui permet de
concevoir, l’idéal, l’image resplendissante et symbolique de l’absolu. »
Si Proudhon utilise, pour exprimer cette action à la
fois négatrice et féconde, le symbole de Satan, ce n’est point tant en vertu
d’un choix personnel que pour employer le langage de l’adversaire. « La
liberté, symbolisée dans l’histoire de la Tentation, s’écrie-t-il en
s’adressant à l’archevêque de Besançon qui avait cautionné un article injurieux
de Mirecourt sur sa personne, est votre anti-christ, la liberté pour vous,
c’est le diable. » Et c’est alors seulement qu’il lance son apostrophe.
« Viens, Satan, viens le calomnié des prêtres et des rois que je t’embrasse, que je te serre sur ma poitrine. Il y a longtemps que je te connais, et tu me connais aussi. Tes œuvres, ô le béni de mon cœur, ne sont pas toujours belles et bonnes, mais elles seules donnent un sens à l’univers et l’empêchent d’être absurde. Que serait, sans toi, la justice ? Une idée, un instinct, peut-être. La raison ? Une routine. L’homme ? Une bête. Toi seul animes et fécondes le travail : tu ennoblis la richesse, tu sers d’excuse à l’autorité, tu mets le sceau à la vertu. Espère encore, proscrit ! »
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