Guerre du faux

 

Source : À la recherche d’une autre Genèse, anthropologie de l’irrationnel, réédition amplifiée de Des Hommes, des Dieux et des Extraterrestres (1999), par Wiktor Stoczkowski, La Découverte Poche.

C’est en marchant dans les pas de Madame Blavatsky qu’Erich von Däniken annonça, en 1972, la découverte des archives que des visiteurs extraterrestres auraient abandonnées, il y a des millénaires dans les salles d’un labyrinthe souterrain qui s’étendrait au-dessous de la jungle, dans la province équatorienne de Maurona-Santiago, à la frontière du Pérou ; plusieurs milliers de plaques métalliques y seraient déposées, couvertes de signes d’un alphabet inconnu, dans une sorte de bibliothèque. Von Däniken affirmait qu’elle contenait les annales complètes de l’histoire humaine, consignant le secret de nos origines, la préhistoire oubliée de l’homme et le récit de la disparition des civilisations fantastiques qui avaient existé sur Terre, avant l’âge de la pierre.

On pourra désormais, s’exclamait-il, « remplacer la croyance en la Création par la connaissance de la Création. » Von Däniken assurait avoir vu ces plaques lors d’une visite dans les souterrains où il se serait rendu guidé par l’homme qui disait les avoir découvertes. Juan Moricz, Argentin d’origine hongroise, auteur d’un obscur livre sur le berceau américain des peuples d’Europe, thème classique de l’archéologie occultiste. L’affaire fit quelque bruit, bien que l’accès à la bibliothèque souterraine restât aussi difficile que celui qui devait mener au Livre de Dzyan. La presse interrogea Däniken, mais celui-ci ne put donner que des réponses confuses, évasives et contradictoires ; on questionna alors Juan Moricz, qui affirma que von Däniken n’avait jamais pénétré dans les souterrains ; plusieurs expéditions d’enthousiastes, qui se rendirent sur les lieux, revinrent bredouilles.

La témérité et l’imagination dont avait fait preuve Madame Blavatsky manquaient à Von Däniken, et il s’est contenté d’inventer la bibliothèque archaïque, sans entreprendre d’en rédiger, ne serait-ce qu’un seul volume. L’invention a sans doute été collective, car l’auteur suisse s’est probablement inspiré de confabulations de Moricz, tandis que Moricz lui-même avait brodé sur une vieille légende qui parlait des vastes souterrains où, après la conquête espagnole, les Incas auraient caché leurs fabuleux trésors ; d’ailleurs, le succès de cette légende auprès des occultistes ne date pas d’hier. Il n’en reste pas moins que Von Däniken, en clamant avoir visité les souterrains légendaires, et vu les plaques métalliques, a commis une véritable fraude.

Ce genre d’imposture inspire généralement une réprobation sévère et univoque, mais les faussaires ne sont pas tous de vulgaires mystificateurs, animés du seul souci d’abuser leurs lecteurs. Aussi condamnable qu’il soit, le recours au faux appartient au vieux répertoire d’artifices littéraires dont les occultistes n’ont pas le monopole.

À la fin du Moyen Âge, la confection de faux documents pouvait même passer pour un acte pieux, et certains chroniqueurs paraissent avoir considéré que, pour rendre justice aux sujets sacrés dont ils traitaient, il fallait amplifier et dramatiser les faits réels. Erasme de Rotterdam, pourfendeur de mensonge et d’erreur, pour qui l’élimination des apocryphes était une tâche essentielle, a inclus dans son édition des œuvres de Saint Cyprien un traité, « retrouvé dans une très vieille bibliothèque », dans lequel Saint Cyprien soutenait les thèses étrangement érasmiennes ; il y a plus d’une raison de suspecter qu’Erasme n’a pas découvert ce traité, mais qu’il la fabriqué lui-même, parce qu’il souhaitait trouver dans l’Église primitive des arguments en faveur de ses propres conceptions théologiques, fût-ce au prix d’une falsification d’un texte de cette Église.

L’exemple montre éloquemment que le faux peut être une entreprise intellectuelle dont le but est moins de tromper le lecteur que d’étayer les thèses chères à un auteur débordant des meilleures intentions. La liste est longue des penseurs éminents qui ont menti pour promouvoir des conceptions qu’ils considéraient comme des vérités profondes, respectables et oubliées.

Pour le faussaire, l’authenticité historique des thèses auxquelles il prête une valeur absolue ; les thèses métaphysiques ou philosophiques représentent une fin qui justifie les moyens et la fraude n’est qu’un moyen. Madame Blavatsky était convaincue qu’une bible de la Doctrine secrète avait jadis existé et qu’elle aurait dû avoir un contenu similaire aux stances du Livre de Dzyan. Si l’on se persuade ainsi que le faux se distingue à peine du vrai, la différence entre l’un et l’autre devient négligeable, le faux étant appelé à se substituer à l’original manquant.

Pour Von Däniken, une bibliothèque souterraine renfermant le secret de nos origines devait se trouver quelque part, et si les descriptions de Moricz pouvaient ne pas être positivement vraies, elles étaient vraies en principe ; de toute façon, disait Von Däniken à un journaliste « l’essentiel est d’être sûr que le fond de la théorie est vrai. »

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