« Gimpelfang »

 

Source : La Décadence, le mot et la chose par Jean de Palacio, éditions Les Belles Lettres, collection Essais, relecture en cours.

Il semble que l’époque 1925 libère définitivement les artistes du poids des derniers interdits en matière d’illustration. À une relative retenue va succéder un art débridé qui ose tout montrer. Mais la révolution s’opère insensiblement et par gradation. L’érotisation de Pierrot autour de 1925 se mesure notamment à la transformation d’un motif hérité du symbolisme : celui de Pierrot-Pantin, marionnette apprivoisée dont la Femme tire les fils et qu’elle manœuvre à sa guise, aussi bien mise en scène par le belge Félicien Rops, mort en 1898, que par le mexicain Angel Zarraga (Salon de 1913)

Les trois versions de la Dame au pantin de Félicien Rops fondaient une tradition en offrant l’image d’une sorte de polichinelle désarticulé, tenu à bout de bras. Zarraga campe un Pierrot grimaçant et contrefait, à mi-chemin entre l’artefact et le réel. Bien que les sous-entendus érotiques ne manquent pas dans les quatre œuvres, ils demeurent encore implicites ; on note, cependant, que, dans le tableau de Zarraga, contrairement aux gravures de Rops, la femme est nue. Ce fantasme de domination est une constante. Lorsque la sexualité de Pierrot est clairement mise en image, elle est en tout point conforme à ce que nous savons de la nature du mime : la femme a l’initiative et décide du geste amoureux, devant un Pierrot manipulé et comme instrumentalisé.

C’est le cas (précoce) d’un dessin de Konstantin Andreïevitch Somoff (1869-1939) destiné à illustrer das Lesebuch der Marquise, ein rokoko Buch (1908), compilation par Franz Blei de textes de Voltaire, Hamilton, Vivant-Denon, et alii. Il s’agit cette fois d’une scène bergamasque fortement érotisée, dans laquelle Colombine, ici en marquise, poudrée, richement atournée et haut coiffée, met à nu le sexe du Pierrot. Elle a retiré son masque afin de mieux juger l’effet qu’elle produit. Pierrot, la tête penchée, le bras écarté dans sa large manche qui cache même la main, n’a aucun geste d’étreinte mais se livre tout entier à la caresse ; autre pantin désarticulé sous le regard de la femme, qui contemple la montée du plaisir que sa main procure.

Lorsque Carl Breuer-Courth, sous le pseudonyme d’Eugène Reunier reprend le thème vers 1925, il conserve souvent la disproportion des corps et le symbolisme de la domination, dotant par exemple une grande femme d’une cravache phallique qui semble signifier une sorte de passation des pouvoirs et de la virilité échappant à un petit Pierrot. Ainsi, Jean Morisot (1899-1967), sous le pseudonyme de Jean de Sauteval, peindra-t-il vers 1930 une plantureuse créature en proie à une multitude de phallus ailés qui l’assaillent de toute part, sous les yeux effarés d’un Pierrot à lunettes à l’arrière-plan. Cetet virilité de Pierrot s’affirme cependant, non sans ambiguïté, dans les deux planches de Reunier de la série All around Love (ca. 1925)

La première montre un Pierrot violoneux et souriant, dont on ne sait s’il faut attribuer le sourire au plaisir de la musique ou à la main de la femme étreignant son sexe érigé. La femme est nue et presse la jambe de Pierrot entre ses cuisses. Bien qu’elle soit couchée et Pierrot debout, le geste est possessif et autoritaire, manipulateur comme chez Somoff. La seconde planche offre un Pierrot baisant, mais chevauché par la femme qui le surmonte et paraît mener le jeu amoureux. 

Dans les deux cas, la femme a l’initiative. Un perroquet voyeur ne perd rien de la scène et le masque est suspendu au perchoir de l’oiseau. Une fleur, posée sur le guéridon, à côté de deux verres, achève de faire de la scène une fête galante particulière. On retrouverait une inspiration et une disproportion analogue, sous un érotisme adouci dans une lithographie de la même époque, de Louis Icart : « Confidence au Pierrot » (1922), deux femmes au visage souriant, une blonde et une brune, traitées dans la manière habituelle du peintre, gracieuse, frivole, alexandrine, dans la lignée de son contemporain Ehrenberger en Allemagne, vêtues de légers déshabillés de boudoir, échangent des confidences dont un Pierrot pantin, tenu à bout de bras par l’une d’elles, est le témoin muet. Geste dominateur, ici encore, que l’on voit la même année (1922) dans la planche XII de l’Ehrenberger-Album intitulée « Gimpelfang » ou attrape-nigaud.

Il est intéressant de constater que cette inspiration perdure jusqu’à nos jours. Un curieux tableau du peintre Andrzej Malinowksi (né en 1947) représente un Pierrot de dimension restreinte dont une grande femme tire les fils, illustrant le même contraste géante /homme minuscule dont Gustav-Adolf Mossa avait donné de nombreuses variations. La femme est nue jusqu’à la ceinture, les jambes couvertes d’une épaisse couverture plissée. Les yeux baissés et un demi-sourire aux lèvres, elle regarde l’être souffreteux réduit à l’état de marionnette. Le serre-tête noir est juste au-dessous de son nombril, le corps du mime, habit blanc et boutons noirs, exactement dans l’entrejambes. Le visage de Pierrot est clairement celui d’une victime ; maintenu dans un équilibre instable par les fils tendus, il apparaît moins extatique que supplicié, très loin de l’expression de bonheur affichée par le Pierrot de Somoff.

C’est donc par exception que Pierrot se trouve dans une situation dominante. Un tableau sans aucun caractère érotique et de facture académique, exposé comme le Pantin de Zarraga au Salon de 1913 sous le titre « Pierrot vainqueur » voit le mime embrasser dans le cou une belle masquée qui ne semble point trop farouche. La main agrippe solidement l’épaule. On note cependant que le corps de la femme, très épanoui, occupe le premier plan, celui de Pierrot n’était qu’à peine esquissé, derrière la femme, les deux tiers du visage seulement visibles. Victoire à la Pyrrhus ? Il faut, pour des gestes plus décisifs, revenir à une aquarelle de Morisot (1930) où un Pierrot paraît mettre en pratique le propos libre du Neveu de Rameau sur la petite Hus. [« Feuille de rose »] Mais on chercherait vainement ces figurations à la fin du dix-neuvième siècle.

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