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Pris sur Public Domain Review. Exposition mortuaire : le Catalogue des pièces du Musée Dupuytren par Daisy Sainsbury, traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended.

Pendant des années, le musée Dupuytren de Paris représenta un étrange site de pèlerinage : étudiants, médecins, linguistes, neuroscientifiques, ils étaient nombreux à se rendre dans la ville lumière, pour une visite à Victor Leborgne. Non pas à l’individu — décédé en 1861 —, mais à son cerveau conservé dans un bocal empli d’une solution conservatrice, exposé à la vue de tous sur les étagères, parmi d’autres spécimens.

Le cerveau de Leborgne renfermait une valeur historique toute particulière : né à Moret-sur-Loing, commune célèbre pour ses tanneries, cet ancien artisan souffrit d’une forme d’aphasie pendant toute sa vie d’adulte. Bien que capable d’entendre et de comprendre tout ce qui se disait, il ne parvenait qu’à émettre une monosyllabe : « Tan ! »

Leborgne rejoignit la clinique du Docteur Paul Broca et après sa mort, à l’âge de cinquante et un ans, l’autopsie, menée par le même Broca, mit en évidence une lésion du lobe frontal gauche, ce qui confortait sa théorie comme quoi cet hémisphère cérébral constituait la source du langage, qui depuis porte son nom. Cette découverte devait révolutionner nos conceptions cérébrales en associant certaines zones à des capacités qui pouvaient ensuite être cartographiées. Les neurosciences venaient de naître.

Depuis son inauguration en 1835, le public y découvrait des squelettes et des restes humains soigneusement préservés : des crânes embrochés sur des tiges métalliques, des modèles anatomiques de déformations ou de maladies rares. Toutefois, il n’était pas nécessaire d’être chirurgien du cerveau pour apprécier le fonds du musée. Au cours du dix-neuvième siècle, une escapade à la morgue de Paris représentait un détour obligé pour toute la famille et c’est ainsi que le musée attirait un vaste public friand de macabre et de grotesque.

Nous ignorons les chiffres de fréquentations, faute de publicité disponible, mais on peut supposer qu’ils varièrent au fil du temps. Au cours des années 1990, l’institution muséale en général traversa une crise qui toucha également le musée Dupuytren. Le débat portait sur les artefacts et les objets obtenus sous la période coloniale, mais la polémique s’étendit bientôt à d’autres questions éthiques, notamment la question des dépouilles d’êtres humains.

Lorsque le Musée annonça sa fermeture définitive pour 2016, ce ne fut donc pas une surprise. Officiellement, les bâtiments étaient trop délabrés pour continuer à accueillir le public et c’est ainsi que les collections furent transférées dans les caves du campus Pierre et Marie Curie, à l’Université de la Sorbonne, où ils séjournent encore et où les étudiants et les chercheurs peuvent les visiter, mais uniquement sur requête. Pour les autres, il leur faudra se contenter du Catalogue des pièces du musée Dupuytren établi par Charles-Nicolas Houel, un inventaire en cinq volumes, publié entre 1877 et 1880 et qui recense près de 6000 pièces, avec un texte accompagné de 85 clichés noir et blanc.

Qui était Dupuytren dont le legs permit de créer le musée ? Guillaume Dupuytren (1777-1835) était un célèbre chirurgien, anatomiste, pionnier de la trépanation, médecin de camp de Napoléon Bonaparte, dont il aurait guéri les hémorroïdes. Bien que sa biographie soit aujourd’hui tombée dans l’oubli, son nom apparaît de temps à autre dans la littérature du dix-neuvième siècle, notamment chez Flaubert, dans Madame Bovary (1856) et dans le Dictionnaire des idées reçues (1911-1913) — le père de Flaubert, qui était médecin, fut un de ses élèves.

Parmi les patients du docteur Depuytren, il faut également citer Marie-Henri Beyle, alias Stendhal, lequel appartenait à la même loge maçonnique ; le romancier lui envoya des exemplaires de ses livres, avant que leur amitié ne se flétrisse rapidement, ce qui semble avoir été le cas de nombreux proches de Dupuytren, sinon de tous.

Parmi la somme de romans, de nouvelles, et d’essais que représente La Comédie humaine, Balzac devait faire bon accueil à cette figure du progrès scientifique : Dupuytren y apparaît sous les traits d’un personnage de fiction, le chirurgien Desplein, qui pratique la trépanation sur le héros de Pierrette (1840) et c’est aussi lui qui opère Madame Mignon de la cataracte dans Modeste Mignon (1844) Déjà dans La Messe de l’athée (1836), Balzac consacrait une nouvelle entière aux contradictions de ce « génie transitoire » qui « traversa lumineusement la science comme un météore. » Balzac le décrit comme un homme d’humble extraction qui a gravi les échelons un par un, guidé par une ambition sans frein et une opiniâtreté à la tâche. « Ses détracteurs, écrit Balzac, lui reprochaient ses étrangetés de caractères et ses sautes d’humeur alors qu’il s’agissait simplement de ce que les Anglais appellent excentricité. »

Balzac se montre généreux. En fait, les « sautes d’humeur » de Dupuytren sont bien documentées : sans doute son irascibilité notoire lui venait-elle de la jalousie et de la médiocrité de ses élèves ou collègues, mais il souffrait surtout d’un complexe de persécution qui lui inspirait des crises de colères. Il savait se montrer tyrannique et il éprouvait un tel appétit de contrôle qu’il aurait « stipulé », commandité, sa propre autopsie en détaillant ce que le légiste trouverait.

Après sa mort, le musée s’enrichit, passant de 1000 artefacts, principalement des os, à 6000, recensés dans le catalogue de Houet (1877-1880), soit plus de 1500 articles. Les donations provenaient surtout de sociétés médicales telles que la Société Anatomique de Paris ; des médecins connus comme Broca ou Dominique Jean-Larrey et d’autres chirurgiens y apportèrent leurs propres collections, pour les confier à l’Histoire.

Avec les spécimens entre 1752 et 1920, les collections couvrent une période charnière dans l’histoire de la médecine qui connut un développement sans précédent. Après la Révolution, on assista à une véritable frénésie de recherches, tant sur les patients que sur leurs cadavres, alors que les règles hospitalières et la déontologie étaient encore réduites à leur plus simple expression. Les animaux n’échappaient pas aux expérimentations : le catalogue décrit des transplantations et des amputations, réalisées sur des lapins, des chiens, des cochons-dindes — tous moururent peu après, « sacrifiés » pour pouvoir les disséquer plus rapidement.

Le Catalogue donne un aperçu de la gamme de traitements réservés aux patients, certains en avance sur leur temps, d’autres remarquablement moins. Ainsi, une entrée se consacre au crâne d’une jeune femme qui, suite à des fractures occasionnées par une chute, fut trépanée pas moins de neuf fois et ceci, à une époque où l’anesthésie n’existait pas ! D’autres entrées décrivent des opérations « réussies » mais qui connurent une issue malheureuse en raison d’infections fréquentes faute d’antiseptiques ; pour cela, il faudrait attendre 1865.

Fait d’époque : parmi ce catalogue, on trouve une main, préservée dans l’alcool, au début des années 1910, et qui présente une gangrène provoquée par une exposition aux radiations sans une protection adéquate. Après la découverte des rayons X par Röntgen (1895) les radiographies furent largement employées, non seulement dans le domaine médical, mais aussi dans les échoppes, dans les fêtes foraines, où les curieux pouvaient recevoir une dose de rayons et rentrer chez eux avec des radios de leur crâne ou du contenu de leurs sacs. La plupart des pionniers de la radiologie opéraient chez eux et s’exposèrent grièvement aussi. La collection Dupuytren nous montre à quel point ces pratiques étaient en vogues avec des plaques radiographiques de la Première Guerre mondiale qui permirent aux neurologues Jules Dejerine et Augusta Klumpke de localiser les balles et les shrapnels pour les extraire ensuite.

En fait, la plupart des pathologies décrites dans le catalogue Houel appartiennent au passé. Le nombre de cas de typhoïde, de tuberculose, de rachitisme a chuté dans la plupart des régions du globe, grâce aux médicaments, à une meilleure alimentation et aux conditions de vie et d’hygiène en général. La dernière manifestation de variole, encore mortelle au dix-huitième siècle, remonte à 1977. De même, bien des malformations de naissance sont aujourd’hui beaucoup plus rares.

Il n’en reste pas moins que cet ouvrage nous fournit un précieux aperçu des conditions sociales de l’époque : pauvreté, exploitation dans les ateliers et accidents de travail non pris en charge. On y trouve des fractures du crâne chez des ouvriers du bâtiment, tombés de leurs échafaudages ou des carriers écrasés par des blocs de matériaux mais un des spécimens les plus effrayants est la main d’un ouvrier d’usine, arrachée par une machine, dont le catalogue nous détaille le système articulatoire et tendineux.

On y rencontre également les victimes d’une époque — entre la guerre de sept ans et les guerres napoléoniennes — où les effusions de sang n’étaient pas rares, comme ce passant qui reçut une balle dans la tête lors des journées de juin 1848, ou cette petite fille de quinze ans déchiquetée par une grenade lors de l’attentat raté d’Orsini contre Napoléon III —156 autres spectateurs périrent.

Ensuite, le catalogue nous présente toute la « bobologie » qu’on rencontre un samedi soir aux urgences de n’importe quel hôpital moderne : des chutes d’escalier, d’échelle, de mur, de chaise. Des rescapés d’éboulements ou de bagarres ; un malheureux qui a reçu une planche sur la tête. Une entrée en date de 1849 fait curieusement écho à la perplexité de nos médecins actuels lorsqu’ils retrouvent certains corps étrangers dans l’anatomie de leurs patients.

Ainsi, le chirurgien Stanislas Laugier décrit un patient de cinquante-trois ans qui se plaint de douleurs inexplicables dans les jambes et dont les réponses semblent bien évasives : « Nous n’étions pas certains d’avoir affaire à un alcoolique chronique, qui abusait du brandy et nous ignorions son mode de vie. D’après ses réponses embarrassées, nous en déduisîmes qu’il ne disait pas la vérité. » En dépit du traitement prescrit (80 sangsues sur le pied et la jambe) le patient décéda peu après son admission à l’hôpital. L’autopsie devait révéler la présence d’une épingle à sûreté féminine de cinq centimètres de long et qui s’était logée dans le ventricule gauche de son cœur.

Bien que le Musée Dupuytren ait été fondé dans un but précis et didactique, la plupart des visiteurs s’y rendaient comme à un divertissement, pour  s’offrir un petit frisson à bon marché. Ce musée des pathologies ne se limitait pas aux maladies physiques, mais aussi mentales et renfermait  le squelette de Marco Cazotte ou « Pipine » (1741-1803), qui souffrait de phocomélie, un syndrome rare, inné, qui l’avait laissé sans bras, ni jambes, les mains et les pieds directement attachés au torse. Cazotte gagnait sa vie comme phénomène de foire, c’était d’ailleurs le seul métier qu’il pouvait exercer. 

Pour nous, la question se pose : ce musée représente-t-il l’annexe d’une cour des miracles ? Au cours des dernières décennies, le Musée Dupuytren a pris ses distances par rapport à sa réputation de « Freak show » et entreprend des visites guidées qui insistent sur l’aspect scientifique et pédagogique, ce qui ne paraît pas toujours avoir été le cas dans son histoire. Dans les années 1920/30, les moulages anatomiques s’étalaient avec un luxe de détails sanguinolents, inspirés par les faits divers ; quant aux « monstres » (cochon géant, chat à deux têtes) ils apportaient tout aussi peu en termes de connaissance anatomique et pathologique.

Il serait trop simple d’expliquer la chute du nombre de visiteurs par une modification de notre regard et notre sensibilité depuis 1835. La curiosité morbide est toujours présente, comme le prouvent les documentaires sur des affaires criminelles qui incluent de scènes de crime ou des rapports d’autopsie. Pourtant, de nos jours, le public se sentirait moins à l’aise face à certaines pièces : fœtus et prématurés atteints de malformations, fragments anatomiques d’indigènes des colonies, larynx d’un handicapé mental victime d’un étranglement à la suite d’une ingestion de pommes de terre.

Quelles étaient les normes éthiques d’alors ? Quelles relations les médecins entretenaient-ils avec leurs patients ?  Faute de plus d’informations sur la provenance de ces restes humains, on se reportera à l’article d’Arnaud Esquerre (2010) : « Le bon vouloir des restes humains à être exhibés », disponible sur le site du Cairn.

Lors de ses dernières années d’existence, le Musée Dupuytren fut la cible d’une suspicion généralisée, en particulier pour ce qui concerne les spécimens issus d’un contexte colonial. En 2002, les restes de Sara Baartman, une femme de la tribu Khoikhoi, connue sous l’appellation péjorative de « Vénus Hottentote » regagnèrent l’Afrique du Sud pour y recevoir une inhumation digne de ce nom.

De son vivant, cette pauvre dame (1789-1815) fut présentée comme un monstre dans les foires ambulantes d’Angleterre et de France parce qu’elle présentait une stéatopygie prononcée. Après sa mort, sa dépouille subit une dissection : ses organes génitaux et son cerveau furent conservés dans des bocaux et son squelette exhibé au Musée de l’Homme, à Paris. En 1974, son squelette fut retiré des expositions et conservé à l’abri des regards jusqu’à ce que le Sénat français vote son rapatriement, 28 ans plus tard.

Cette même décision sénatoriale se répercuta sur tous les autres musées et entraîna une vague de restitutions. Ainsi, en 2010, les têtes de dix-neuf guerriers maoris furent retournées au Musée national de Nouvelle-Zélande, à Te Pepa. Quatre ans plus tard, ce fut le tour du crâne du chef canaque Ataï, qui s’était révolté en 1878 contre le joug colonial français. À ce sujet, on consultera Michel Van Praët et son article « La restitution des restes humains présents dans les collections françaises » ainsi que l’article de Guillaume Fontanieu : « La question juridique des restes humains sous l’angle de la dignité de la personne. »

Dans un registre analogue, l’exposition « Our Body » (2009) a soulevé bon nombre de questions sur le statut éthique et légal de l’exhibition de restes humains. Cette exposition, financée et organisée par des fonds privés, présentait des cadavres humains, figés dans différentes poses et attitudes : en train de jouer aux échecs, de faire de la bicyclette, etc. L’exposition avait déjà abondamment circulé depuis les États-Unis, en passant par Paris, Lyon et Marseille, avant d’être interdite par décision de justice d’une cour parisienne dont le jugement se fondait sur un article nouvellement en vigueur quant au « respect et à la dignité due à la dépouille d’un défunt » — Article 16-1-1 du Code civil. Les organisateurs ne parvinrent pas à prouver que les personnes dont ils exposaient la dépouille avaient donné leur consentement et l’exposition fut donc annulée.

Jusqu’à cette date, la loi française autorisait les musées nationaux, ainsi que les hôpitaux ou les universités, à représenter des restes humains à des fins artistiques, culturelles ou scientifiques, pour autant que leur dignité soit préservée. Mais avec la politique de restitution  et l’arrêt « Our Body » de 2010, un doute plane sur d’autres expositions du même genre. 

La fermeture du Musée Dupuytren en 2016 ne clôtura pas le débat : si cette fermeture n’était motivée que par l’état des lieux, comme le prétendait l’université, pourquoi alors ne pas rouvrir l’exposition ailleurs ? S’agissait-il d’un nouveau cas de politiquement correct ? L’université est restée discrète et quand j’ai posé la question à un responsable du fonds Dupuytren, cette personne a refusé tout commentaire. Dans un article scientifique publié en 2020, Éloïse Quétel, responsable de la collection depuis 2017, éclaire notre lanterne : la décision de l’université a été motivée par trois facteurs : « déterminer l’état des collections et de leur conservation », « rétablir la salubrité et la sécurité des lieux » et enfin, « réfléchir sur les problèmes spécifiques, déontologiques et éthiques, relatifs à l’exposition de restes humains. »

Ces réflexions devront sans doute inclure les critères et les conditions d’exposition de restes humains. Une déclaration anthume des intéressés ? L’intérêt historique, scientifique ou culturel ? L’écoulement du temps ? Les momies du Louvres semblent pour le moment exclues du débat, mais la question subsiste sur ce que nous appelons « dignité humaine. » Cette dignité a-t-elle davantage sa place dans des archives souterraines que dans un musée parce que les visiteurs y sont sélectionnés en fonction de leur profession ou proximité à une institution ?

Repenser les conditions de conservation, les resituer dans leur contexte historique, tout en s’interrogeant sur les périodes les plus gênantes de notre civilisation, voilà qui autorisera peut-être une réouverture du Musée Dupuytren. Pour le moment, rien ne le laisse augurer, mais…  bonne nouvelle ! Madame Quétel travaille sur une base de données qui recensera chaque pièce, avec toutes les informations disponibles à son sujet, sur la pathologie du patient, sur le docteur qui l’a soigné. Elle espère ainsi générer prochainement une archive en ligne, en libre-accès.

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