Source : Les Stalines de l’imaginaire, in. Vers la fin du mythe russe, essais sur la culture russe de Gogol à nos jours, par Georges Nivat, éditions L’Âge d’Homme, collection Slavica, relecture dix ans plus tard.
Staline dans la littérature stalinienne était avant
tout une Présence. Il « apparaissait » aux moments culminants, la
convocation chez Staline galvanisait, récompensait le héros, elle était pour
lui une « seconde naissance. » Il est surtout un modèle
absent-présent, celui que l’on devine derrière le type de chef bolchevique,
manager, ingénieur, décideur dur et humain, modeste et inflexible, ne se payant
pas de mots, mais sachant lâcher le monosyllabe décisif, au moment crucial,
celui que Vera Dunham, dans une excellente étude sur la typologie sociale des
romans staliniens, a appelé le « camarade séraphique. »
Dans les romans de Plavlenko, lorsqu’il pose son regard
sur le héros, il l’illumine comme un soleil. Dans le grand roman posthume de
Vassili Grossman, Vie et Destin, Staline est une voix au téléphone. Il
est la sueur et le tremblement des interlocuteurs, tétanisés par cette voix
mythique, il est le froid qui brusquement paralyse les doigts. Il est celui
dont le plus infime signe fait monter et descendre comme l’éclair dans
l’échelle du destin. Simonov reprend très fidèlement ce thème de
« l’épiphanie » de Staline, mais le traitement qu’il fait subir à ce
motif est symptomatique.
Serpiline, le héros, est convoqué chez le Maître, se
sent transpercé par Son regard omnivoyant et ominiscient. « Il regardait
Staline s’approcher et pensait : je vais lui dire… Camarade Staline,
élucidez tout, faites tout tirer au clair, tout depuis le début, précisément
depuis le début… » Mais tout à coup, il découvre dans ce regard
« impitoyable et paisible » quelque chose d’autre, quelque chose de
cruel, peut-être de lointain. Le regard paternel perd sa transparence et
s’imprègne d’une infranchissable distance. Serpiline, le bon communiste, qui a
souffert d’Ejov, qui a été tiré du camp pour commander une armée au front et
qui incarne très exactement le bolchevik vertueux revu à la Lumière du
vingtième Congrès, a alors une révélation : « Il vit ces yeux et il
comprit ce que jusqu’à présent, il avait eu peur de se dire à lui-même :
il n’y a personne à qui se plaindre. »
S’il n’y a plus personne à qui se plaindre, plus de Justicier infaillible, il ne reste plus qu’à servir jusqu’au sacrifice et Simonov tue son héros d’une balle perdue.
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