Source : La Décadence, le mot et la chose par Jean de Palacio, éditions Les Belles Lettres, collection Essais, relecture en cours.
« Dans la nuit éternelle, comme à
présent sur tes cheveux dénoués, les vers nous mangeront et s’en iront de mes lèvres
à tes lèvres, en suivant, si tel est leur bon plaisir, les contours de nos
bras. Nos chairs se fondront. Unis de sorte qu’aucun tremblement de terre ne
puisse nous séparer, nous serons la proie des helminthes. Tes cheveux
pourriront… », écrit Félicien Champsaur dans Dinah. (1886)
La présence d’une telle méditation sur la mort chez un
romancier réputé léger peut surprendre. Elle n’est pas unique. Dès 1882, dans
son premier roman, Champsaur décrivait, dans une page impressionnante que j’ai
commentée ailleurs, la débâcle du corps de l’actrice vivante dans la chaleur du
lit. Le maquillage y servait, par l’intermédiaire des nuances de l’aquarelle à
dépeindre les couleurs de la pourriture.
Ici, la Décadence réside moins dans le motif (éternelle)
que dans cet itinéraire singulier des vers le long du corps décomposé. Le ver y
est considéré non comme le symbole d’une leçon de morale, mais comme un acteur,
en et pour lui-même, dans sa vie propre et sa dénomination quasi scientifique
(helminthe, le terme revient fréquemment à l’époque) : « drame »
et « lutte des helminthes » (François de Nion), « grouillement
d’helminthes » (Marcel Batillat)
Un curieux texte de Lemonnier montre un cœur mourant de
sa mort propre, autonome, comme à l’extérieur du corps, « s’en allant
devant moi comme la dépouille d’un ami ou comme ma propre substance, vers la
décomposition prochaine. » Cœur réceptacle ou caveau, voûté autour de la
bière où le corps de l’amante « nourrissait les larves immondes issues de
ses splendeurs décomposées », devenant bière lui-même, « afin d’être
joint à ses pourritures, afin de mûrir plus vite, pour la pourriture. »
L’obsession d’Une Charogne de Baudelaire est toujours visible, comme dans cet
autre texte de Marcel Batilliat, Chair mystique (1897)
« Elle était nue comme en leurs nuits d’amour,
et toute verte au milieu d’un grouillement d’helminthes. Partout, des
emphysèmes ocracés, orangés, ardoises, distendaient les téguments : un
fluide sanieux et brunâtre transsudait à travers les pores, découlait des ouvertures
naturelles, autour desquelles fourmillaient les larves et les vers. Sur le
thorax déprimé, dont les côtes crevaient l’épiderme, des vésicules séreuses se
contrastaient en blêmeur parmi les plaques rouges qui dessinaient la place des
viscères, et les parois abdominales, rompues, balafrées d’une plaie immense,
donnaient issue à des matières putrides, toutes remuées par le travail des
ascarides… »
Géologie du corps décomposé servant de décor, palette
funèbre, langage clinique, tout semble s’organiser en fonction du ver dans une
épopée que Hugo n’avait pas prévue. Chaque partie du cadavre fragmenté semble
vivre d’une vie factice et vermiculaire, comme fluviale, marquée par la
disjonction et la rupture. Si la prédominance des parties molles semble avérée,
explicable par une décomposition plus prompte, les parties dures, ossifiées,
peuvent être également présentes dans la fascination qu’inspire
« l’élégance sans nom de l’humaine armature. » Mon corps mis à nu
lorsque la chair est dissoute. Schéma mis en scène fréquemment, par exemple
dans le recueil Ophir de Hady-Lem, le sonnet X de la section
« Fantômes » : la nudité y prend un autre sens.
« Mon amante a son corps nu / qui n’a plus de
chair / Pourtant, je l’aime ainsi, cette amante macabre / Son corps n’est fait
que d’os ; sombre est son cliquetis / Son teint ne change point, le fard
ne le rend glabre / Le vent a quelquefois de pareils clapotis / Que ceux que
font les plis de sa noire vêture / J’aime la Mort ! ne vous moquez pas de
sa figure. »
Dans ce Leopardi (« Amore e morte ») revu par Baudelaire, le corps est loué pour l’absence et le vide, que les tournures grammaticales négatives et restrictives (n’est plus, n’ont plus de, n’est plus rien de, qui n’a plus de, n’est fait que de) sont seules à continuer. L’invisible, non le visible. Le retournement « décadent » est opéré par les tercets. Dans une inversion des valeurs, ce corps inspirant la hideur et l’effroi est aimé pour cela même. Le macabre est aimable : réhabilitation esthétique de la Mort, en quelque sorte, avec l’adjuration finale.
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