Valse n°2

 

Source : Akhmatova ou l’exercice de la mémoire, in. Vers la fin du mythe russe, essais sur la culture russe de Gogol à nos jours, par Georges Nivat, éditions L’Âge d’Homme, collection Slavica, relecture dix ans plus tard.

« L’amertume a rendu ma vie si grise »

Torturé par son dédoublement, Chostakovitch dit son amour du « cynique » Tchekhov et apprécie qu’il n’ai pas eu peur de la mort. « La peur de la mort est sans doute le sentiment le plus puissant qui soit » dit-il et il dénonce les compositeurs qui ont « escamoté » la mort. Tchaïkovski dans La Dame de pique, Verdi dans Othello et même Moussorgski dans Boris. Lui-même a écrit Les Chants et les danses de la mort et fait de la quatorzième symphonie un « triomphe de la mort. » « L’art, c’est la rupture du silence. » Lui-même se compare au grotesque, mais franc Sobakievitch des Âmes mortes : « Une grenouille, vous pouvez me la servir enduite de sucre, mais vous ne me la ferez pas avaler. »

Chostakovitch a pourtant avalé bien des grenouilles enduites ou non de sucres stalinien. Il pense que Staline ne supportait pas le thème oriental de Lady Macbeth, les tourments du remords. Mais, lui-même, député au Soviet suprême, a souvent lu les déclarations que le pouvoir lui glissait sous les yeux. Un des passages les plus étonnants est celui où il compare Staline à Soljenitsyne, deux « candidats sauveurs de l’humanité. » « Tous deux éprouvaient le plus profond mépris pour ce même peuple qu’ils s’apprêtaient à sauver. » Le portrait du satrape, brossé tout au long du livre, démontre à quel point Chostakovitch a été blessé, tassé, heurté moins par le despote que par sa propre peur face au despote. 

La scène très gogolienne du Jugement stalinien pour décider quel hymne deviendrait celui de l’U.R.S.S. est très enlevée. Il se venge visiblement lorsqu’il décrit l’auteur du célèbre livre, Moscou 1937, Léon Feuchtwanger, créateur du mythe d’un Staline spartiate, simple, et innocent comme un héros populaire.

Dans le jeu de massacre de ce livre étonnant et grinçant, le portrait de la pianiste Youdina échappe au ton général : croyante, mystique même, elle dut enregistrer en une nuit un disque pour Staline, reçut de lui 20.000 roubles et remercia en ces termes : « Je vais prier pour vous jour et nuit, demander au Seigneur qu’il vous pardonne vos péché envers le peuple. Le Seigneur est miséricordieux, il vous pardonne vos péchés envers le peuple. Quant à l’argent, j’en ai fait don à ma paroisse. » Staline était superstitieux, commente Chostakovitch à propos de cette lettre suicidaire. Il rangea la lettre sans mot dire. Chaque despote a besoin d’un bouffon pour lui dire ses quatre vérités.

Double fatalité. Chostakovitch a constamment « la poisse », chaque fois qu’il y a du « formalisme » dans l’air, il fait les frais, il est victime des « œufs fatidiques » pour reprendre le titre d’un récit fantastique de Boulgakov. Mais chaque fois qu’il pourrait s’émanciper, il hésite, rate l’occasion. Chostakovitch parle souvent de Zochtchenko, un des rares hommes qu’il semble avoir aimé. Zochtchenko s’est « psychanalysé » lui-même dans un livre que Chostakovitch connaissait : Avant le lever du soleil. « Il estimait qu’on pouvait se débarrasser de sa mélancolie et de ses angoisses. Il suffit de découvrir ce qui vous fait peur… Zochtchenko a raison sur beaucoup de points, mais je crois qu’il se trompe en affirmant qu’il faut chercher les causes de l’angoisse dans l’enfance. C’est à l’âge mûr que s’accumulent les névroses. »

Chostakovitch adulte refuse de « noircir » son enfance. À se ressouvenir, il n’a fait que se « démantibuler. » Étrangement, nous trouvons ici la position diamétralement opposée à celle d’Akhmatova : ne pas descendre « au caveau de la mémoire. » Chostakovitch semble avoir peur de trouver la cause vraie des ses névroses. « L’amertume a rendu ma vie si grise » dit-il en conclusion. Comme Gogol, il a peur des morts et en voit des monceaux autour de lui. L’époque les avait fournis… Mais n’y avait-il pas chez cet étrange misanthrope une peur de la mort, de la momification du vivant, qui l’apparentait à l’auteur du Nez ? La névrose était gogolienne, mais l’époque était un bien meilleur pourvoyeur de tourmente…

Commentaires