Underdog

 

Source : Homo ludens : Mikhaïl Boulgakov, in. Russie-Europe, la fin du schisme, études littéraires et politiques (1991) par Georges Nivat, éditions L’Âge d’Homme, collection Slavica, relecture dix ans après.

Je voudrais démontrer que c’est le jeu qui est l’élément essentiel et libérateur du roman de Boulgakov. 

D’emblée, la scène de la tête tranchée par le tramway nous avertit : un jeu commence, qui est jeu de massacre, comme dans les foires. Un jeu qui condense toute la cruauté des hommes et qui arrache les « motivations » politiques, philosophiques ou religieuses dont les humains, quasi toujours, camouflent leur vilain jeu. Au jeu de massacre, c’est l’absence de camouflage, c’est la violence nue, la fureur naïve qui fait rire. La tête de Berlioz roule, décapité par le tramway. Bien d’autres têtes ont roulé dans l’histoire, mais ici nous entrons dans un grand jeu, comme celui de Daumal. Jeu et tragique sont en rapport étroit. Le ludisme, parce qu’il met à nu, a son petit côté terrifiant, mais au fait qui est le joueur, qui est le « joué » dans le Maître et Marguerite ? …

À ceux que son jeu laisse indifférent, Woland déclare à demi-menaçant, à demi-compatissant : « C’est très mauvais signe ! » Mais toute la structure du roman n’est pas ludique. Il y a des non-joueurs et il y a moyen d’arrêter le jeu justicier et méchant du Diable. Ce moyen, c’est la pitié. On a beau calfeutrer les fenêtres, la pitié trouvera toujours une fente, dit le Diable. Marguerite, en implorant pitié pour Frida, arrête le jeu de massacre, stoppe l’enchaînement vengeur des choses.

Encore Marguerite a-t-elle accepté d’entrer dans le jeu. Elle est même une joueuse née et grâce à elle, le roman connaît ses plus folles pages, et un vrai festival de magie de foire. Marguerite est follement joueuse, enjouée, magnanime, généreuse, poétique, une joueuse parfaite, qui s’adonne de toute son âme au jeu, et qui, pour cette raison, est élue par Woland.

Un seul ne joue pas, parmi ceux qui sont dignes du jeu : le Maître. Le Maître ne joue pas, parce qu’il est épuisé par la création. Le Maître ne sera pas un Grossmeister du jeu, parce qu’il transcende le je et qu’il connaît plus et mieux les règles du jeu, que la dialectique d’agon et d’alea : il connaît la pitié la plus profonde, celle du Christ, qu’il fait revivre dans son roman.

Woland a une mémoire de joueur ; le Maître a une mémoire qui vit et qui souffre et qui s’éteint. Le Maître s’incarne dans son roman et il en meurt. Ce que Marguerite fait pour Frida, le Maître le fait à une échelle combien plus vaste, pour l’histoire humaine elle-même. C’est pourquoi il deviendra Personne, et il revivra pour lui-même la Passion. Intervient l’épisode le plus secret du roman, la vision du chapitre 19, où Marguerite voit en rêve le Maître, non rasé, habillé d’un uniforme grisâtre, en un lieu informe qui est à moitié le Golgotha, à moitié le goulag, tel que, dans sa grisaille à la Callot, la dessiné pour nous Sviechnikov...

Le cauchemar a chassé le jeu. Le Maître a été relégué dans un lieu sans vie, morne, et fait pour se pendre comme Judas. Ce cauchemar tranche sur le fond ludique et coloré, toujours terriblement animé du roman. Ici, la mort a pris possession des hommes, et le Maître, dans son pyjama de détenu, dépourvu de tout nom, est devenu « personne. » Ce pôle négatif du roman, fragment bien caché du monde concentrationnaire, est là pour témoigner du danger qui guette le Créateur — le Maître : refuser de lutter, abandonner le jeu, c’est aller à la mort.

Dans Cœur de Chien, Boulgakov avait construit son récit allégorique et loufoque sur le thème de l’apprenti-sorcier qui a profité de l’absence de son maître, mais qui a oublié le mot de passe magique. Dans Le Maître et Marguerite, la magie noire s’est emparée de tout. Tout est déréglé. Le mot de passe est oublié. Le grand fauteur de désordre, le Diable, règne en maître. Mais tout est démonstration a contrario : le désordre du Diable est en un ordre juste comparé aux désordres des hommes. Le massacre du jeu de foire est une juste vengeance comparée aux gigantesques massacres de l’histoire. Messire, paradoxalement, réintroduit les règles justes du jeu.

Jouons à nouveau, sans arrière-pensée autre que la pitié, comme Marguerite. L’équipe diabolique a raison de se méfier des hommes ternes, qui n’aiment pas jouer : ce sont les plus pervers tricheurs. La vraie cure que nous propose Boulgakov pour sauver le monde, c’est le jeu. Que l’homme redevienne enfant… Homo ludens. Un certain Ieshua, d’ailleurs, l’avait déjà dit…

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