Topologie d'une cité fantôme

 

Source : La Création littéraire chez Dostoïevski par Jacques Catteau, Bibliothèque Russe de l’Institut d’Études Salves, tome XLIX

La spirale maudite, au fond de laquelle Raskolnikov, finit toujours par retomber comme la proie du fourmilion au creux de l’entonnoir sableux, épouse exactement le plan du quartier : au nord, la Grande Neva et au sud, les trois spires incomplètes des canaux : la Moïka, le canal Catherine et la Fontanka. C’est en revenant inévitablement à ce centre culturel, sorte de quartier des Halles où s’affaire le petit peuple et où, dans les ruelles avoisinantes, mastroquets et filles de joie lancent leur invite, que Raskolnikov dessine la ville. Le retour incessant par les mêmes rues, sur la même place, où il fait ses rencontres décisives, trouve ses inspirations et bat sa coulpe publiquement, créé une impression de déjà-vu.

La mémoire inconsciente du héros, l’automatisme des itinéraires, que souligne Svidrigaïlov lui-même, finissent par graver sinon le plan du moins l’image de ce Pétersbourg populaire dans l’esprit du lecteur. Raskolnikov n’a nul besoin de constituer verbalement son trajet comme le ferait un touriste dans une ville inconnue : l’espace naît de son mouvement et de la récurrence de ses déplacements. Cette impression de déjà-vu, d’espace attesté par le mouvement est soudainement étayée par la topographie, l’arpentage de l’itinéraire, et, aussi comme tout paysage urbain, par la caractérisation de la population rencontrée. Le début de Crime et châtiment fournit une illustration qui vaut pour tout le roman.

« Au début de juillet, par un temps extraordinairement chaud, sur le soir, un jeune homme sortit de la mansarde qu’il occupait en sous-location dans la rue des M… il gagna la rue, et lentement, comme indécis, se dirigea vers le pont K… »

Anna Grigorevna n’eut aucune peine à rétablir les noms des rues traversières et des ponts que l’écrivain mentionne. La rue des M… est la rue des Menuisiers où habita Dostoïevski lui-même d’août 1864 à 1867. Le pont K… et le pont Kokutchin qui, non loin de la Place aux Foins, enjambe la place Catherine, que le romancier appelle Kanava, si bien qu’on le reconnaît immédiatement. La perspective et le pont de l’A… désignent la perspective et le pont de l’Ascension. Le pont de T… est le pont Tuchkov, etc.

Que le romancier se soit borné aux initiales révèle son intention : en nommant à demi, il renforce l’impression de familiarité, de déjà-vu. À quoi bon lire les plaques des rues lorsqu’on déambule dans un quartier connu ?

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