« T’as toujours une saloperie en tête ! »

Source : Le Poumon de Siniavksi, in. Vers la fin du mythe russe, essais sur la culture russe de Gogol à nos jours, par Georges Nivat, éditions L’Âge d’Homme, collection Slavica, relecture dix ans plus tard.

À l’école, à la fac, André-la-Poisse s’enferre dans les choix les plus ambigus, les plus décadents. On parle de chiens et lui, tout à trac, de faire un panégyrique du basset artésien. Dora l’admoneste : « T’as toujours une saloperie en tête, Siniavski. Toujours à te tortiller pour faire ton numéro ! Jusqu’à ce chien que tu as choisi exprès, par perversité. Chien décadent ! Chien monstrueux ! Sur de courtes pattes… » Et toute la classe d’entonner : « Basset toi-même ! »

Or, le basset Siniavski passe partout, sous toutes les jambes et hume tout le malodorant. Peureux, malchanceux en amour, il s’aperçoit bientôt de son « don » : faire le malheur de tous ceux qu’il croise et en particulier ses cinq frères, lui-même étant le sixième, l’inutile, le bâtard, récusé par sa mère, issu d’un autre lit et toujours en quête du nom, introuvable, de son père.

Nicolas se fracasse le crâne en plongeant pour repêcher le sale basset d’André : « C’est toi qui as tué ton frère » lui lance la mère. Paul se fait épingler comme propagandiste koulak à cause des bavardages importuns du porte-poisse… Vassili, le colonel, meurt au front, rappelé par erreur suite à la mésinterprétation d’un télégramme (« l’homme se dissipa comme une buée, comme l’odeur d’une cigarette dans un vécé de gare ») Le cinquième frère, un dignitaire du régime, se fait écraser par un camion en lui courant après pour l’inviter à son anniversaire…

La vie est un noir tissu de quiproquos et de bécues. Surtout la vie soviétique et surtout celle de l’écrivain soviétique, sixième doigt bâtard et inutile à la belle main prolétaire que composent les cinq frères. On se justifie, on grime au mur, mais le mal qu’on fait ne fait que croître… « Le mal n’est qu’un produit adventice du bien que nous méditons. » Bref, nous sommes de méchants cabots et quelqu’un à notre mort nous empoignera aussi maladroitement qu’André-la-Poisse saisit les chiots que sa chienne met bas…

Resté seul, maudit par sa mère, n’osant pas allumer l’électricité pour ne pas exciter les cafards, ces armées de parasites nourris par l’homme à son corps défendant, l’écrivain entend gratter à sa porte : c’est la fidèle chienne qu’il avait chassée et il revit la sinistre série noire dont il a été le héros malgré lui…

C’est alors qu’intervient l’épilogue : André retrouve la fée. Vendeuse au supermarché, elle dompte comme une souveraine les hordes de candidats à l’achat. Magicienne, elle distribue ses denrées sans égards pour le talon délivré par la caisse. Déjà André est amoureux, réclame des feuilles de laurier pour la fête : « Il y a beau temps, citoyen qu’il n’y a plus de laurier en magasin. Ne voulez-vous pas du poivre ou du cumin ? »

La Fée l’emmène chez elle, non pour l’épouser, mais pour lui faire cadeau d’une énorme armoire, une bibliothèque à pattes courtes, torsadées, qui n’est autre qu’Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, « et plus particulièrement Amadeus. » La fée lui montre dans la pièce d’à côté ses cinq frères attablés, morts, et d’accord pour imputer leurs malheurs à ce frère bâtard, l’écrivain ! Le jour se lève, des bribes de vociférations parviennent encore, les feuillets griffonnés en une nuit sont là, accumulé, face aux cinq doigts de la main de l’écrivain, les frères assassinés…

Tertz-Sinavski reprend son thème favori : l’écrivain est un « assassin. » Mais cette fois-ci, il réalise la métaphore… C’est Hoffmann soviétisé, complété, car Hoffmann n’avait pas vu que le porte-poisse, c’était lui-même, ce sale juif d’écrivain, cet errant, ce cosmopolite, ce basset renifleur, cet assassin. Ce conte sinavskien est à lire sans tomber dans le piège, le piège de l’art : croire qu’il dérive du réel. Non, pour Sinavski, c’est le réel qui dérive de l’art, et qui part à la dérive.

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