Source : Le Temps du mal de Dobritsa Tchossitch, in. Russie-Europe, la fin du schisme, études littéraires et politiques (1991) par Georges Nivat, éditions L’Âge d’Homme, collection Slavica, relecture dix ans après.
Une odeur forte et sauvage de montagne serbe nous
parvient dans les interstices de ce roman passion où la souffrance est le
seul « modérateur » de l’histoire, une senteur de pommeraie
antique, un vrombissement secret de la nature au pays de la Morava et sur ce
plateau de Ziatobor où pavanent et se cachent tour à tour tchetniks, collabos,
partisans fanatiques, tortionnaires de vingt ans mais où survit
l’extraordinaire vieil oncle Milun, patriarche de l’ancienne Serbie rurale et
taciturne témoin du déferlement de la haine.
Car c’est la haine qui emplit les poumons de cette
humanité déchirée, une haine inventrice, une haine qui se justifie par toutes
les religions et toutes les histoires nationales, une haine où les Abels
cachent des Caïns, une haine qui se déchaîne sous le regard froid des
Pantocrators, l’ancien, le chrétien, qu’on voit aux absides des temples, et le
nouveau, le « père des peuples » qu’invoquent les bourreaux du Parti et
les janissaires fanatisés du maquis communiste.
Les modifications du roman vont loin hors de Serbie,
dans Paris de l’immédiat avant-guerre, et dans Moscou du Komintern, où des
bureaucrates impavides décident de la lente extermination des meilleurs
communistes de l’Europe, parqués dans un sinistre hôtel pénitentiaire de triage
appelé « Lux », antichambre des caves de la Loubianka ou des palais
gouvernementaux. Mais le pouls du roman, l’épicentre du temps du mal,
c’est vraiment une Serbie rêche, qui crible le visage du vent aigre de sa
« kochava », une Serbie folle où, comme dans l’Apocalypse,
« tous sont contre tous », une Serbie hallucinée où le fleuve
Histoire est sorti de ses méandres à tout jamais, où le chant du merle éclate
avec la stridence d’une balle, une Serbie qui a la robe de bure grise de la
vieille femme énigmatique qui répond dans le train à Milena : « Je
suis celle qui a tout perdu. »…
Tchossitch a voulu nous donner, comme Dostoïevski, une
imitation du Christ, une imitation hérétique, blasphématoire, catastrophique,
une Imitation de « possédé » dont les stigmates marquent encore notre
histoire européenne, postcommuniste, postchrétienne, comme l’on voudra, mais
encore pantelante de ce blasphème.
Chroniqueur d’un combat perdu contre le Mal, d’une nation qui n’accepte pas le réel, d’un être humain qui a un pervers besoin de falsification, Dobritsa Tchossitch, qui s’est lui-même enchâssé dans son roman, comme un petit donateur dans un grand retable médiéval, fait citer par un de ses héros ce « vers démentiel » du grand poète serbe Niegoch : « Que soit ce qui être ne peut ! », à quoi répond la méditation de son hérésiarque exténué par l’Histoire, Ivan : « À la fin de tout est le Verbe », parodie de l’évangile de Jean, retour à Dieu d’un croyant athée.
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