Source : Tuer le dragon, in. Russie-Europe, la fin du schisme, études littéraires et politiques (1991) par Georges Nivat, éditions L’Âge d’Homme, collection Slavica, relecture dix ans après.
L’Ukraine a rejoint la Russie en 1654 : au Moyen
Âge, il n’y avait pas d’Ukraine, le mot veut dire « marche »
d’empire. Il y avait la Kiévie et la Kiévie était la Rouss, dont les filles
sont la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie, qui, de son côté, a été pendant un
moment historique le centre culturel de la Lituanie, laquelle se voulait aussi
héritière de la Rouss.
Tout au long du dix-neuvième siècle, il y a une culture
ukraino-russe dont Gogol est le fleuron, et dont le traducteur ukrainien-russe
d’Homère, Gnéditch, est un bel exemple. Le poète ukrainien national ancien serf
Chevtchenko a été un héros des résistants russes au tsarisme. Drahomanov, un ami
de Bakounine, dont Kiev a célébré le centenaire en septembre 1991, et qui a
vécu sept ans en exil à Genève, écrivait autant en russe qu’en ukrainien. Tailler
dans le tissu culturel, économique et humain commun aux deux pays sera sans
doute impossible ; l’Ukraine indépendante, dont l’actuel calme est
surprenant, a tout pour être à nouveau une puissance européenne, mais
certainement en relation organique avec la Russie et la Biélorussie.
Soljenitsyne, il y a un an, prédisait avec justesse la
fin de l’empire, et recommandait à ses concitoyens non seulement de s’en
accommoder mais d’en profiter pour reconstruire leur pays et il se faisait
l’avocat d’une sorte d’Union slave entre les trois grands pays slaves de
l’ex-empire. L’idée reste à l’ordre du jour, même si les ultras de tous bords
s’en offusquent. Et de toute façon, la Russie est elle-même une famille de
peuples hétéroclites, avec ses Bachkirs, ses Tatars, ses Mongols, ses Mordves,
ses Votiaks, etc.
Ce qui est aujourd’hui en route, c’est la rentrée de la
Russie en Europe. Staline l’en avait détachée, alors, qu’elle y était entrée, à
sa façon, au dix-neuvième siècle. Par sa culture, par ses élites, par son
talent, par ses savants, la Russie est en Europe, et elle y prendra sa place, à
condition qu’on n’exige pas d’elle qu’elle nous copie, auquel cas, une réaction
sourde pourrait se changer en vague inverse.
Le problème majeur de l’ex-empire, c’est que l’envie et
la possibilité d’entrer en Europe y sont très différents selon les nations et
les pays qui le composent… Le monde musulman russe n’y entrera
pas, le Kazakhstan s’y associera, car il y a tout un Nord russe avec lequel
composer. L’Europe ne va pas de l’Atlantique à l’Oural, elle va jusqu’à la mer
d’Okhtotsk, mais c’est une Europe qui change en allant vers l’Est, où la
colonisation russe a laissé subsister les civilisations locales,
considérablement plus que les yankees en Amérique du Nord. La Russie a deux
mots pour « russe », l’un qui englobe tous les non-russes, l’autre
pour l’ethnie russe.
Ce retour de la Russie en Europe dépend en partie de nous, on peut multiplier les investissements comme au début du siècle, mais sans une vraie solidarité avec ces pays, et sans une vraie tolérance envers ses spécificités russes, tout échouera.
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