Source : Dans l’haleine de la mort, in. Vers la fin du mythe russe, essais sur la culture russe de Gogol à nos jours, par Georges Nivat, éditions L’Âge d’Homme, collection Slavica, relecture dix ans plus tard.
Le Rozanov de L’Apocalypse de notre temps avait
faim, froid, comme tous ses contemporains. Ce livre est écrit dans le
« froid » de 1918 quand l’âme « avait la chair de poule. »
Lui qui adorait le Soleil, père des religions et de toute fertilité, voyait la
Russie descendre « au souterrain. »
D’une même rage, il condamnait l’Évangile « livre
de l’exténuation » et la Russie responsable de son
« exténuation. » Résumer Rozanov est le trahir, puisque la pensée
chez lui est inséparable du style, de l’hésitation, du graphisme même sur la
page.
En cette « terrible et bouleversante année
1918 », il est de plus en plus homme-terrier, homme solo, même s’il
quémande des lettres à ses lecteurs. « L’écrivain est un somnambule. Il
grimpe sur les toits, il écoute les bruissements et la rumeur des foyers ;
mais si personne ne le soutient ou ne le retient par les jambes lorsqu’il se
réveille en entendant un cri et revient à la réalité au grand jour, il tombe du
toit et va s’écraser au sol. » Personne ne retenait Rozanov par la
jambe, et il alla s’écraser au sol.
Rozanov est un écrivain jouisseur. C’est peu de dire
qu’il est sensualiste. Il est un dévorateur : il « mange
Pouchkine », il suce longuement des mots sans signification qui lui font
chaud au cœur, il berce ses douleurs, ses maux, ses « trous » dans
les langes tièdes d’une langue sans interdit, intime, domestique, qui fait
« provision de silence. » Ses fautes de ton et d’humeur sont aussi
des sautes de mots, des acrobaties ininterrompues. Il écrit pour soi,
« pour satisfaire ses besoins. » Il « sème les mots comme la
semence humaine. »
Cet avaricieux numismate de la vie, ce trouble
collectionneur de « choses vécues », entretient un rapport paradoxal
avec la « littérature. » Il l’aime jalousement, primitivement,
infantilement ; et il la détruit avec rage, comme le Christ, comme la
Russie, comme son rêve juif. Son « emploi » a-t-il dit, fut de
détruire la littérature. Sans lui, nous n’aurions pas Sinavski et bien d’autres
rozanoviens de la littérature russe d’aujourd’hui. Rozanov, quand on commence à
le lire, colle obstinément à vous. Et même si l’on se prend à le rejeter
violemment, comment ne pas entendre son geignement constant. « On a oublié
l’homme. »
Les bribes rozanoviennes sont un des plus authentiques textes du début du siècle. L’homme du souterrain a pris la parole et ne lâchera plus jusqu’à l’extinction de la vie.
Commentaires
Enregistrer un commentaire