Ill. : Ernst Niezviestny. Texte : Le Phénomène Zinoviev, in. Russie-Europe, la fin du schisme, études littéraires et politiques (1991) par Georges Nivat, éditions L’Âge d’Homme, collection Slavica, relecture dix ans après.
Molière se moquait des médecins qui expliquaient
l’opium par sa vertu dormitive. On peut aussi se moquer de Zinoviev qui explique
le communisme par le « communalisme. » Mais en fait, sous ce truisme
moliéresque, se cache le don d’un observateur de la comédie humaine qui a très
bien compris que l’homme est une redondance de suffisance et de hargne.
L’univers zinovievien est un ratorium qui évolue vers un post-tchernobyl de
mutants dégénérés et heureux. Avec les Hauteurs béantes, Zinoviev trouva
le remède à ses propres hantises paranoïdes : c’était le roman
sociologique. « Je ne suis pas le deuxième Swift, je suis le premier
Zinoviev. »
Zinoviev n’épargne pas grand-monde autour de lui. Il
est, il le sait le seul à avoir compris le système communiste, et donc
l’histoire du monde. Mais le monde, lui, continue d’écouter des dissidents, qui
sont des « dingues », des soviétologues qui sont des
stipendiés ; il est même l’objet de tentatives d’enlèvement ou
d’emprisonnement. En transférant son État d’Est en Ouest, il n’a rien
gagné : il a trouvé les places prises par les centaines de milliers
d’émigrés soviétiques qui l’avaient précédé, carriéristes ordinaires qui
vendaient leurs marchandises, par d’ex-amis qui l’avaient plagié, tel le
sculpteur Ernst Niezviestny. Il se sait rester une exception, un hapax absolu,
et ce encore bien plus en Occident qu’en Orient, pour la même raison qui explique
l’absence de dromadaires dans les régions riches en eau.
Le dromadaire Zinoviev est fait pour le désert
collectiviste qu’il dénonce et célèbre à la fois, il lui est lié par un
sentiment organique d’appartenance, mais aux hommes des pays riches en eau, il
lance ce défi : le désert est votre avenir ; car l’Occident est en
retard sur l’Orient en manière de « communalisme », mais le temps
viendra où « en Bavière on fera la queue pour des saucisses, en Italie
pour des spaghettis, en France pour le pinard, en Amérique pour une mauvaise
bagnole, et où tout cela sera présenté comme le summum du progrès. »
Reste à expliquer comment il se fait que Zinoviev, le
philosophe du communautarisme, le sociologue du ratorium et des mutants,
l’historien du Néant infini n’est pas écouté en Occident, n’est pas restitué à
son peuple, n’est pas l’Auguste Comte de l’Humanité en perdition. Zinoviev nous
fournit la réponse : « un ouragan de désinformation d’un type nouveau
s’est déversé sur l’humanité. » La grande nouveauté, la plus atrocement
pernicieuse, c’est qu’on s’est mis à utiliser la vérité pour en faire du
mensonge.
« Jamais dans l’histoire de l’humanité une si
énorme somme de vérités n’a servi de matériel pour un si gigantesque
mensonge. » Des armées gigantesques de professionnels du mensonge
fabriquent une nouvelle sorte de mensonge qui ressemble plus à la vérité que la
vérité. Face à cette apocalypse de la désinformation par la vérité, l’appareil
de propagande de Staline et de Brejnev semble en comparaison un jeu de
faussaires amateurs. »
Alors, n’est-ce pas, il ne nous reste plus qu’à faire comme le héros des Hauteurs béantes, à prendre notre urne funéraire sous le bras, et à entrer dans le crématorium de l’Histoire où nous attendent les mutants, les robots, les culs-de-jatte, et tous les autres anges de la parousie zinovievienne.
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