Source : De la Bible à Kafka par George Steiner, éditions Belles-Lettres, collection Le Goût des idées, dirigée par Jean-Claude Zylberstein, relecture vingt ans après.
En décembre 1812, à
Copenhague, Adolph Peter Adler, clergyman et Magister en théologie, bénéficia
d’une visitation et d’une révélation directe du Christ. Le Fils de Dieu lui
avait ordonné de brûler tous les manuscrits de ses écrits hégéliens et lui
avait dicté, dans une totale immédiateté, la vraie doctrine concernant les
origines du mal. Le 12 juin 1846, Magister Adler ne publia pas moins de quatre
livres en même temps : un de vers sacrés, les autres pour exposer
l’intuition révélée qu’il avait reçu de Jésus. Kierkegaard semble avoir été parmi
les tout premiers acheteurs de ces quatre titres.
Le résultat fut Le
Livre sur Adler. Si Crainte et Tremblement compte au nombre des ouvrages
les plus connus et les plus influents de la théologie et de la littérature
philosophique du dix-neuvième siècle, le Traité sur Adler est demeuré
quasi-inconnu du grand public. Cette obscurité tient à sa genèse. Kierkegaard
en commença la composition pendant l’été 1846, juste après sa lecture attentive
des révélations du Magister.
Le polémiste en
Kierkegaard visait à une publication rapide. Mécontent de sa première version,
Kierkegaard retira le manuscrit en 1847, achevant à la fin de cette même année
une version plus ou moins définitive. Une fois encore, il choisit de ne pas la
publier. Ayant extrait du Livre sur Adler deux grands essais sur les relations
entre le « génie » et l’apostolique et sur la question de savoir si
un chrétien a le droit de rechercher le martyre, d’offrir sa vie pour la foi,
Kierkegaard abandonna le livre parmi ses Papierer, journaux, fragments, notes
volumineuses. Il parut après sa mort.
Pourquoi cette
rétention ? De toute évidence, Kierkegaard se trouvait dans une situation
personnelle très gênante à l’égard d’Adler. Ils se connaissaient. Adler lui
avait rendu visite, il lui avait fait savoir que lui, Kierkegaard, était en un
sens le Jean Baptiste du Magister que le Seigneur avait élu pour en faire Son
Messager spécial. Kierkegaard s’était demandé si Adler, suspendu de son
ministère en 1844 par les autorités ecclésiastiques, n’était pas tout simplement
dérangé. Au surplus, pourquoi attirer l’attention et la dérision publique sur
une malheureuse entreprise qui serait vite oubliée ?
Reste que, si
fortes qu’elles aient pu être, ces inhibitions ne touchent pas au cœur du
problème. Kierkegaard partageait précisément avec Adler la conviction qu’il
fallait électriser, plonger dans une crise authentique le christianisme
mondain, rationaliste et empressé qui régnait au Danemark.
L’empressement du
Magister à souffrir le ridicule et l’ostracisme au nom de ses certitudes
« absurdes », existentiellement forcées, a dû faire vibrer en lui une
corde profonde et dérangeante. Si suspectes et même pathologiques
fussent-elles, les prétentions d’Adler, plongèrent Kierkegaard dans des
dilemmes psychologiques et théologiques qu’il en parvint à élucider d’une
manière convaincante, avec ses moyens dialectiques des plus aigus. Le
« cas » Adler pouvait bien se révéler insignifiant et parfaitement
éphémère. Les problèmes qu’il soulevait ne disparaîtraient pas. D’un certain point
de vue, le malheureux Adler triompha de son Grand Inquisiteur…
Le fond de
l’affaire Adler, c’est la question de la « vocation » au sens le plus
fort du terme. Comment un être humain se sait-il appelé par Dieu ? Comment
la sensibilité et l’intelligence de l’homme peuvent-elles faire la différence
entre un signe extatique, de sollicitation divine, dont les sources réelles
sont de la nécessité ou de l’émotion personnelles et la voix authentique de
Dieu ? L’énigme n’est pas celle d’un désordre psychique possible :
elle n’est pas non plus celle d’une auto-illusion calculée ou d’un mensonge
public, comme dans le cas d’innombrables gourous et mystiques de foire.
La question de Kierkegaard est autre : au nom de quels critères déterminer les racines et la vérité d’un appel lancé par Dieu à un individu ? Même l’excellence visible de la conduite morale, même la souffrance sacrificielle, comme celle qu’endurèrent les martyrs n’apportent pas la moindre preuve de la validité spirituelle d’une vocation qui vient de Dieu.
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