Lunatique

Source : Rozanov, un égotiste russe, in. Russie-Europe, la fin du schisme, études littéraires et politiques (1991) par Georges Nivat, éditions L’Âge d’Homme, collection Slavica, relecture dix ans après.

Il y a chez Rozanov une sorte de « fantastique » racial où le Juif tarentule joue le rôle principal. Les comparaisons animales sont d’ailleurs significativement ambiguës : le monde animal donne l’exemple de la meilleure fécondation et, en même temps, inspire le dégoût. L’image du « ver », de la « lente », revient souvent.

Ainsi que l’image de l’ordure, de l’homme ordure. Panégyriste du sexe, donc de la race, Rozanov se doit d’expliquer les ratés par un double phénomène d’invasion (le juif) et de suppuration (la civilisation moderne) mais là encore joue cette ambiguïté fondamentale : la fascination haine pour le Juif, pour l’envahisseur, sa phobie philosémite, si j’ose dire. Son refus paroxystique est entaché de connivence. Cependant, nous ne sentons aucune dualité pathologique chez Rozanov : les contraires se succèdent où s’enchaînent dans la liberté absolue de l’arbitraire. Refus des grandes perspectives et des généralisations, « fétichisme des détails » : « les vétilles sont mes dieux. » L’histoire est toujours sentie comme une dévoreuse, mais lui-même ne semble pas tellement en souffrir.

Rozanov n’a pas écrit des « fragments » que l’on pourrait remettre en ordre. Il n’y a pas d’ordre. Son ordre est le style. L’effet principal est l’immédiateté. Cela est dû à l’impression d’inachevé, de bavardage, de souterrain, réflexions de soi, diminutifs péjoratifs, rageurs, sournois, effets avortés d’emphase, double registre de la notation « officielle » et de l’accompagnement « officieux » et circonstanciel, en italique, qui, ici et là, prend le pas sur le texte en romain. Le fait même de commenter un texte princeps qui a lui-même le ton et l’inachevé du bavardage donne une sorte de double intimité à l’écriture : c’est un palimpseste d’humeurs qui nous est offert. Plusieurs voix se recouvrent ou s’entremêlent : des centaines de Rozanov s’entrecroisent.

Les vulgarismes, nombreux, abaissent le ton et « apprivoisent » les grands problèmes. Il n’est pas question de Spencer, Darwin et Bockle, la trinité des positivistes anglais, mais de « Spencérichko », de « Darwinichko » et de « Bocklichko. » La mise au pas du Russe par le Juif devient : « … et la bonne petite liberté russe se mit à frétiller par la queue. » Une foule d’expressions non seulement familières mais quasi familiales nous donnent l’impression de pénétrer dans le jargon à usage interne qu’invente chaque cellule familiale : « cracher dans toutes les omoplates. » On a remarqué l’abondance de guillemets : elles annulent tout le sérieux de la communication, elles renforcent le caractère « oral » de l’écriture rozanovienne et confère à tout ce qui est dit, pensé, ou bougonné la plénitude éphémère de l’instant.

Les célèbres paradoxes de Rozanov visent en définitive à la « domestication » des plus troublantes questions générales ou métaphysiques. L’influence dostoïevskienne est évidente : c’est le « discours » philosophique de Svidrigaïlov. Le secret de presque toutes ces formules, c’est le rapprochement paradoxal de notions hétérogènes, toujours au profit du plus commun : les champignons et Kloutchevski, le fer à repasser et Dieu le Père, Napoléon et la bonne Nadia, etc.

« Toute notre histoire fait un tantinet masure. » L’atténuation du paradoxe par le « petit mot » vulgaire « tantinet » ne fait qu’accentuer le relief d’une telle affirmation paradoxale. Bien sûr, ces paradoxes infirment la prétention de  à n’écrire que pour soi : le paradoxe n’est valable que pour un interlocuteur qu’il bafoue ou affole. Rozanov est un archi-cabotin de l’écriture, il est l’histrion de la littérature.

La « poétique » de Rozanov consiste essentiellement à parler littérature ou religion en recourant à un style qui est culinaire, olfactif, enfantin, mais jamais littéraire ou religieux. Sa langue même est une sorte d’inceste langagier où s’apparient des séries linguistiques qui ne devraient avoir aucun contact, parlant de métaphysique ou de littérature en termes d’appétit. Peut-être, peut-on définir Rozanov comme un sensualiste du langage, qui recompose le monde et l’homme à partir d’effets purement sensuels des mots. Le sel des insolences de Rozanov nous est donné par pincées successives, dans un jeu du style parlé et de la présentation typographique, toujours à l’improviste…

Viktor Chlovski a écrit que Rozanov avait créé un genre nouveau apparenté au roman parodique à la Sterne. Avec Rozanov, l’axe de la littérature se déplace vers le carnet intime et le livre de cuisine. Les extraits de formes anciennes traditionnelles, citations ou articles, ne servent que de faire-valoir à cette forme nouvelle. Leskov ou Dostoïevski l’ont, stylistiquement influencé. Nietzsche également, par ses aphorismes paradoxaux et son rejet du christianisme des « faibles. » Il a fasciné et exaspéré toute la génération symboliste de Blok et Biély.

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