Source : La Russie, l’Europe et le critère de vérité, in. Russie-Europe, la fin du schisme, études littéraires et politiques (1991) par Georges Nivat, éditions L’Âge d’Homme, collection Slavica, relecture dix ans après.
À l’heure où le sieur de Montaigne écrivait ses Essais,
autrement dit ses expériences, plus l’expérience de la réflexion sur ses
expériences, le prince Kourbsky et Ivan le terrible échangeaient une
stupéfiante correspondance…
Le prince André Kourbsky s’était enfui de chez le roi
de Pologne Sigismond-Auguste. Il était passé « en Europe » ; et
l’étrange, c’est que le prince féal et le tsar tyran échangèrent des lettres de
1564 et 1579, et menèrent par correspondance un combat intellectuel à mort.
Kourbsky accuse le tyran d’être « consumé par une fureur infernale »
et Ivan évoque Moïse, Jean Chrysostome, Esaïe, et lui fait ce reproche qu’il
juge incontournable. « Si tu es vraiment juste et vertueux, pourquoi
n’as-tu pas voulu mourir sur l’ordre de ton maître, et mériter ainsi la
couronne du martyr ? »
Cet argument est vraiment extraordinaire ; il
situe la dramatique correspondance de Kourbsky et du Terrible à un plan de
« polémique du martyr », si j’ose baptiser ainsi le phénomène : « meurs
de ma main pour tes idées si tu y crois. » La preuve de vérité d’une idée,
c’est le martyre subi pour elle.
L’idée que seul peut témoigner le martyr (et Dieu
reconnaîtra les siens) était précisément ce à quoi s’opposait Montaigne,
s’exerçant au penser libre en pleine guerre de religion. La justesse de
l’esprit, mesurée dans l’expérience, les « essais », la
confrontation, l’opération menée dans une sérénité élaborée par l’ironie :
voilà l’Europe des Essais.
La justesse de l’esprit mesurée à l’extrémisme de
l’engagement, au bûcher où l’on monte volontairement, plutôt qu’à la recherche
guidée par la quête individuelle, la patience, les expériences, voilà l’Europe
fanatique du Terrible.
L’esprit européen est un dialogue entre raison et
expérience, entre Montaigne et Malebranche qui, dans la Recherche de la
vérité dit de Montaigne qu’il s’est fait un « pédant à la
cavalière », reproche du croyant au sceptique. Entre Pascal mathématicien
et mondain, et le Pascal des trois ordres, dont Voltaire disait « pur
galimatias », entre l’humaniste chrétien et l’humaniste libertin. On
peut trouver trace d’un tel dialogue dans la culture russe, mais, presque
toujours, il aboutit à des moments de surdité réciproque : Bielinsky accablant
Gogol après la publication de ses Morceaux choisis de ma correspondance avec
mes amis en 1846.
L’objet du livre, c’était la réforme intérieure,
spirituelle et chrétienne du Russe. C’était aussi une confession, l’exposition
à l’injure et à la « dérision universelle », l’aspect incomplet et
rébarbatif de l’homme russe. Or, Bielinsky ne voit en Gogol « qu’un
homme qui se gifle lui-même et qui soulève le mépris. » En cet
instant, il est question avant tout de l’effet du livre : nuisible
ou prophétique ? Nullement de sa vérité, de son rapport à la
« faculté judicatoire », comme disait Montaigne…
Les fréquentes contritions bouleversantes que l’on trouve dans l’histoire des penseurs russes relèvent d’une quête, d’une aspiration au martyre et sont toujours soumises au chantage de la preuve par le martyre, que ce soient les étonnantes confessions des Décembristes ou bien la fameuse confession de Bakounine. Quant à Dostoïevski, son fameux « entre le Christ et la vérité, je choisirai le Christ », il est contraire à toute la tradition de christianisme aristotélicien d’Occident. Ce genre d’ultimatum dramatique adressé à la vérité, en un sens, s’oppose à tout l’esprit européen.
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