« Il y a maçon et maçon »

 

Pris sur Academia.edu. Antoine Faivre (1934-2021), portait de l’Homme intérieur en outsider par Wouter J. Hanegraaff, Jean-Pierre Brach et Mario Pasi, in. Aries, Journal pour l’étude de l’ésotérisme occidental, 22 (2022) 167-204, traduction partielle de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended.

Les débuts. (1934-1961)

Antoine « Tony » Faivre, est né à Reims en 1934, fils d’André Faivre (1902-1969), employé des contributions, et d’une mère alsacienne, Marie-Madeleine Clour. Le père d’Antoine Faivre fut membre de la Résistance au cours de la Seconde Guerre mondiale avant d’être arrêté en 1944 par les Allemands et emprisonné à Neuengamme, où il parvient à survivre et à s’évader. Par la suite, il recevra la Légion d’honneur et une rue porte son nom dans sa ville natale. Cet héritage philosophique laissera une forte impression à Faivre au cours de sa jeunesse et lui inspira un rejet des totalitarismes et de la mentalité autoritaire. Cela contribua également à le rapprocher de la culture anglo-saxonne américaine, en particulier du cinéma hollywoodien : il se constitua une collection de films muets burlesques qu’il aimait à projeter à ses invités dans son domicile de Meudon.

Après le lycée, Faivre étudia la littérature au Lycée Louis Le Grand de Paris (1952-1953) avant de poursuivre des études en philologie allemande et anglaise à la Sorbonne (1953-1955) En 1955, avec ses amis Jean Huguet, Jean Pothier et Jean Bancal, il crée les Jeunesses Littéraires de France qu’il présidera longtemps. Entre 1957 et 1971, l’association publie les Cahiers d’Action Littéraire et il y publie ses premiers articles. Avant d’accomplir son service militaire en Algérie (1959-1962), il envoie le manuscrit d’un livre consacré aux vampires à l’occultiste Robert Amadou (1924-2006) qui le remanie avant de le publier, sans en avertir l’intéressé, qui ne s’en aperçoit qu’à son retour. Par la suite, les deux hommes ne furent plus jamais en bons termes.

Historien de la théosophie chrétienne.

1961 fut une année décisive pour Faivre, à la fois sur un plan professionnel et personnel. Dans son adolescence, il avait évolué d’un catholicisme romain à l’agnosticisme ; lors d’une nuit de garde de son service militaire, alors qu’il se trouve seul au sommet d’une colline algérienne, dans une atmosphère d’expectative et de menace, il lit l’Évangile de Jean et ressent la présence du Christ, ce qui lui infuse une foi personnelle sur laquelle il restera discret, mais qui ne le quittera plus. Faivre envisagera même d’entrer dans les ordres, mais redoutait le célibat.

Bien que méfiant envers les institutions religieuses et l’exclusivisme doctrinal, Faivre se définissait comme catholique romain, ce qui explique la forte insistance dans son œuvre ultérieure sur l’incarnation dans un corps physique par opposition au rejet « docétique » de la matière et des sens. Vers la même époque, [les années soixante], il se lie avec l’existentialiste chrétien Gabriel Marcel (1889-1973) qui l’aidera à surmonter l’abstraction d’un idéalisme abstrait en faveur d’une philosophie de l’incarnation, compatible avec le credo de Nicée.

« Marcel me considérait comme un ami depuis le jour où je lui avais expliqué que l’aspect pratique de sa philosophie, son rejet de la systématisation m’avait permis de me libérer de la soi-disant philosophie idéaliste qui me posait tant de problèmes ; la découverte de sa pensée m’a aidé, aux alentours de 1962, alors que je m’intéressais à la théosophie occidentale, sans parvenir toutefois à me justifier cet intérêt. C’est précisément la philosophie de Marcel qui m’aida à vaincre ma timidité, pour ainsi dire, à reprendre en main la théosophie pour en faire un objet d’étude et de réflexion personnelle. Grâce à Marcel, j’ai compris que ce champ de recherche n’était pas un territoire interdit, un champ clos, ésotérique dans le mauvais sens du terme, mais qu’il me permettait de clarifier, d’une manière qui lui était propre, l’hermétisme sous un angle nouveau, sans le réduire à ce qu’il n’est pas, en le comprenant mieux. Par après, j’ai découvert Bachelard et Eliade. »

Lorsque Marcel fut vieux et aveugle, Faivre lui rendit souvent visite pour lui lire des textes théosophiques allemands sur la corporalité de l’esprit et la spiritualité du corps, selon le concept central de « Geistleiblichkeit » chez Jacob Böhme et Friedrich-Christoph Oetinger et qui supprime la distinction entre Leib et Körper, « le premier suggérant l’idée d’une forme et d’un corps glorieux alors que le second ne désigne que l’aspect matériel et périssable du corps. » Pour comprendre la pensée qui anime Faivre en général, il importe de saisir la relation entre Geistleiblichkeit et la faculté d’imagination, conçue comme une dialectique entre opposés. Dans une entrée de son journal de 1980, Faivre note :

« Si l’athéisme est la négation de Dieu en faveur du monde, sa contrepartie, la négation de Dieu en faveur du monde, est l’acosmisme et les deux sont tout aussi dangereuxEn termes cartésiens, le dualisme scientifique réduit le monde à une matière inerte, le corps, Körper, alors que l’idéalisme radical le désincarne en équations mathématiques, mais aucune des deux positions ne parvient à rendre compte de la réalité existentielle du corps telle que nous l’éprouvons. La clef à cette dimension essentielle est l’imagination. Il faut livre Boëhme non pas dans l’esprit de Koyré, mais avec les yeux de Corbin, avec autant de confiance envers le monde imaginal qu’envers les sciences profanes. »

Le pur esprit s’incarne dans la matière, la matière se spiritualise en Leiber, corps vivants dotés d’un appareil sensoriel ; il en résulte un monde intermédiaire de formes imaginales réelles auquel nous avons accès empiriquement, de sorte que l’être humain peut être défini comme un animal imaginal. » Faivre insiste sur la réalité effective de ce monde imaginal, « qui n’est pas uniquement perçu par la conscience et qu’il ne faut pas confondre avec la fantaisie » ; l’imaginal peut être touché, entendu, humé et goûté dans notre vie quotidienne. Pour le dire en termes théosophiques boëhmiens, le dieu incarné du christianisme n’est pas un principe abstrait mais un Dieu omnipotent, omniscient, omnisophique, omnivoyant, omni-écoutant, omni-humant, omni-sentant, omni-goûtant. »

Vers 1961, au cours de son service militaire en Algérie, Faivre découvrit avec passion les deux tomes d’Auguste Viatte, Les Sources occultes du Romantisme : illuminisme, théosophie 1770-1820 (1928) Ce classique du genre fut publié alors que son auteur n’avait que vingt-six ans : il y fait remonter le romantisme à un ensemble de traditions antérieures aux Lumières et qui avaient jusque-là été négligées par la critique. Les deux principaux systèmes théosophiques étaient celui de Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) et celui d’Emmanuel Swedenborg (1688-1772) qui constituaient le socle de l’illuminisme qui se répandrait parmi les loges maçonniques avant la Révolution française avant de revenir au début de la période romantique.

Lors de sa publication, l’ouvrage de Vatte obtint un certain succès parce qu’il mettait en question la « rationalité » du dix-huitième siècle tout en projetant un jour nouveau sur les « racines occultes » du romantisme. Il en résulta une floraison d’études sur l’illuminisme, avant et après la Seconde Guerre mondiale et Faivre réorienta ses recherches littéraires vers l’étude des religions pour se spécialiser dans ce nouveau domaine de recherche.

Deux ans après avoir obtenu une licence en Histoire des religions à la Sorbonne (1963), il gagne son doctorat et défend une thèse sur Nicolas-Antoine Kirchberger (1739-1799) à la Cinquième section de l’École Pratique des Hautes Études, Kirchberger étant un aristocrate russe qui s’entendait avec des philosophes comme Rousseau, Goethe et Johann Caspar Lavater (1741-1801), tout en maintenant une correspondance avec les théosophes chrétiens Saint-Martin et Kant von Eckartshausen (1752-1803) Il était logique que cette étude le mène à Eckartshausen, kabbaliste chrétien, arithmosophe du dix-huitième siècle, personnage original, mais aujourd’hui bien oublié, et qui, lui aussi, correspondait avec un grand nombre d’illuminés.

Entre 1965 et 1969, Faivre poursuivit ses recherches pour le compte du C.N.R.S. où il gagna le titre de Docteur d’État en études germaniques en livrant une monographie de près de 800 pages : « Eckartshausen et la théosophie chrétienne. » (1969) Et c’est ainsi que Faivre passa les années 60 à étudier les archives privées où il finit par réaliser une découverte spectaculaire : les lettres, que l’on croyait depuis longtemps perdues, du fondateur de la chevalerie chrétienne du Rite Écossais Rectifié, Jean-Baptiste Willermoz (1731-1824) à son correspondant Bernard-Frédéric de Turckheim (1752-1831)

Comment cela se produisit-il ? En 1967, suite à une rencontre fortuite avec une vieille connaissance, Faivre fut présenté à un descendant de De Turckheim qui vivait dans le domaine familial de Dachstein. Comme dans un roman gothique, tous deux descendirent à la lumière de bougies dans les fondations du château où le baron lui indiqua des coffres de bois « qui n’avaient pas été ouverts depuis le Congrès de Vienne » et l’un de ces réceptacles se révéla contenir un trésor : d’inappréciables collections de documents maçonniques. Bien après, en 1984, Faivre en découvrirait encore d’autres.

L’archéologie de Faivre se veut strictement historique et descriptive, basée sur une approche méticuleuse des sources primaires : ses monographies sur Kirchberger et Eckartshausen sont devenues indispensables à toute étude sur la théosophie et l’illuminisme. Mais Faivre avait également développé un sens de la curiosité personnelle sur la pratique opératoire des sujets qu’il étudiait, en particulier sur le martinisme et la « voie cardiaque » pratiquée par Saint-Martin, ainsi que sa contrepartie active, « la voie opérative ou mentale », associée à Martines de Pasqually et l’Ordre des Élus Coëns.

En 1963, Faivre fut initié par Philippe Encausse (1936-1997) à l’Ordre Martiniste, puis, quelques mois plus tard, par Robert Ambelain (1907-1997) à l’Ordre des Élus Coëns. En fait, la première organisation ne remontait pas au dix-huitième siècle, mais à sa refondation par Gérard Encausse (1865-1916), le père de Philippe, mieux connu sous le nom de Papus.

« Pour ma part, je n’oublierai jamais mon initiation à l’Ordre Martiniste en 1963, par Philippe Encausse, le fils de Papus, au Boulevard Montparnasse, où nous nous retrouvâmes entourés de chandelles, vêtus de robe blanche, dans l’odeur d’encens. Je ne peux oublier la visite que nous rendîmes, avant et après la cérémonie, à l’oratoire, situé dans le même appartement, où, parmi des centaines d’artefacts ésotériques, on trouvait un buste de Cagliostro, et où l’atmosphère était tellement impressionnante, en dépit d’un kitsch fin-de-siècle… Notre groupe se réunissait rue de Liège, dans un meublé et c’est là que je me rendais, une à deux fois par mois, de 1963 à 1969. »

Néanmoins, il semble que Faivre ait bientôt pris ses distances : il rejetait fermement la croyance d’Encausse en la réincarnation, lui reprochait son laxisme en matière d’admission et détestait le sentimentalisme de l’Ordre et sa dévotion au « Maître Philippe » tout en déplorant l’absence de clarté doctrinale, voire d’unité, dans un Ordre chrétien qui prétendait poursuivre l’œuvre théosophique de Saint-Martin. En fait, Faivre en savait trop long pour être impressionné par ces reformulations.

Quant aux néo-Élus Coëns d’Ambelain (un cénacle plus restreint, exclusivement masculin), les réunions avaient également lieu Rue de Liège où les participants étudiaient le Traité de la Réintégration de Saint-Martin et discutaient des opérations théurgiques.

Dans plusieurs entrées de son journal, Faivre décrit comment, dans son petit appartement de Courbevoie, ses efforts théurgiques furent récompensés, à plusieurs années d’écart, entre 1975 et 1980, par des séries d’apparitions lumineuses, des phénomènes que les martinistes interprétaient comme des présences angéliques. « J’étais entré dans la société des anges » note Faivre non sans une pointe d’ironie.

Marée haute du religionisme. (1969-1979)

La carrière universitaire de Faivre suivit une progression rapide et fructueuse : sans passer par les grades subalternes, il fut directement nommé professeur à temps complet à l’Institut Universitaire de Technologie où il exerça entre 1969 et 1972. Ensuite, il exerça des charges similaires à l’Université de Bordeaux III, entre 1972 et 1985, puis à l’Université de Haute Normandie, entre 1985 et 1990. Il enseignait la littérature allemande, ce qui lui permettait d’approfondir ses recherches sur la tradition illuministe du dix-huitième et dix-neuvième siècle, tout en prospectant dans d’autres directions.

Faivre avait découvert les écrits de Mircea Eliade au cours des années soixante, juste après ceux de Gaston Bachelard (1884-1962) et c’est ainsi qu’en 1967, il entreprit sa première visite à Ascona, pour assister aux conférences internationales Eranos où il apprit à connaître Henry Corbin et Gilbert Durand. Dans les années qui suivirent, Faivre se chargea de résumer les conférences en allemand et il est clair qu’il fut profondément influencé par Jung, Eliade, Corbin, Durand et la perspective « religioniste. » Ses recherches sur la Naturphilosophie et Franz von Baader le menèrent à explorer la « nouvelle physique » de Raymond Ruyer et la « gnose de Princeton » ainsi que la logique non-aristotélicienne de Stéphane Lupasco. Autre influence majeure : Raymond Abellio et sa nouvelle gnose imprégnée de phénoménologie husserlienne.

Au contraire des autres intellectuels ésotérisant, Faivre s’intéressait peu à René Guénon : tout simplement parce que ce dernier manifeste peu d’intérêt pour la Naturphilosophie ou la théosophie. D’autre part, Faivre et ses proches se tenaient à l’écart de la « conspiritualité » popularisée par Jacques Bergier et Le Matin des magiciens (1960) et sa revue Planète. Il faut aussi noter que Faivre ne s’est jamais préoccupé du surréalisme d’André Breton en dépit d’un intérêt commun pour la spiritualité alchimique, pas plus qu’il ne manifesta d’intérêt pour le marxisme ou pour le communisme. « Si le communisme prend le pouvoir en France, je fais mes bagages et je me réfugie aux États-Unis », note-t-il dans son journal en date du 15 mars 1977.

Vers 1969, il semble que les écrits de Corbin sur la Sophia ait bouleversé Faivre en lui révélant une voie d’approche non plus seulement archéologique. La Sophia théosophique, contrepartie féminine de la trinité exclusivement masculine, jouerait par la suite un grand rôle dans ses écrits : à la fois informée par les termes de la Geistleiblichkeit et par les concepts jungiens d’anima et d’animus, la Sophia l’entraîna dans des spéculations échevelées sur la dynamique théosophique de la divine féminité au niveau imaginal. C’est également en 1969 que Faivre fut initié à la maçonnerie à la Grande Loge Nationale Française-Opéra et qu’il commença à pratiquer le Rite Écossais Rectifié, celui créé par Willermoz en 1778. Assez étonnamment, ce fut un prêtre jésuite, Michel Riquet, qui l’incita à franchir le pas.

« Il connaissait mon admiration pour Jean-Baptiste Willermoz, le fondateur de l’Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte et ce fut également lui qui, en 1969, me suggéra de demander à être initié à la Grande Loge Nationale Française, boulevard Bineau, à Neuilly. Le père Riquet me déclara : ‘ils ont besoin de gens comme vous, chez les francs-maçons. Il faut étoffer leurs rangs de personnalités qui s’intéressent sincèrement au symbolisme chrétien, ce qu’autorise le RER de Willermoz. Rejoignez-les et vous n’y serez pas à mauvaise enseigne.’ Il prêchait un convaincu, mais il m’aida à surmonter mes réticences en m’assurant que le catholique que j’étais ne risquait aucune sanction visible ou invisible de Rome. ‘Il y a maçon et maçon’ me précisa-t-il et j’ai su qu’il m’adressait ainsi l’absolution par avance, lui qui avait l’oreille du Vatican. »

Riquet et Faivre échangèrent beaucoup au sujet de René le Forestier et de sa monographie non publiée sur l’ésotérisme chrétien et maçonnique La Franc-Maçonnerie Templière et Occultiste aux Dix-huitième et Dix-neuvième, composé entre 1928 et 1950, un ouvrage que Faivre édita et publia finalement en 1970. Ce monument d’érudition fit forte impression sur Faivre et sur ses amis. La chevalerie chrétienne du RER et son ordre intérieur, les Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte, constitua rapidement leur domaine de réflexion. Impressionné par la beauté des rituels, Faivre introduisit Corbin et Durand au R.E.R. quelques années plus tard, en 1972. Henry Corbin semble avoir éprouvé une fascination durable jusqu’à la fin de sa vie : elle devait lui inspirer la création de l’Université de Saint-Jean de Jérusalem, affiliée à un prieuré néo-Templier, créé en 1974.

« Sous le cèdre », la table ronde d’Eranos d’août 1972, donna lieu à un épisode intéressant : l’Opération pâquerettes où Corbin, Durand, Faivre, Jean de Foucauld, Robert Salmon et Jean-Claude Frère, créèrent une « loge secrète » de six personnes, centre d’une pâquerette dont les pétales étaient constitués par les différents ordres du jour qu’ils avaient planifiés. Le centre de la pâquerette symbolisait le soleil et les pétales, ses rayons. Faivre et ses amis envisageaient la création d’un périodique intitulé Soleil qui inaugurerait une série de « groupes du soleil » en contre-offensive de la revue Planète de Bergier et Pauwels, qui avait elle-même essaimé en groupes de réflexion.

Le projet Soleil n’aboutit à rien — hormis une série d’articles sur la Chaîne d’or, publiés par la suite dans les Cahiers de l’Hermétisme et un des pétales, qui se développa avec succès pour donner le Centre d’Etudes du Rite Écossais Rectifié, bientôt rebaptisé, à l’initiative de De Foucauld, Centre Européen de Recherches, d’Études et de Rencontres, que Faivre décrit comme « le plus élégant des pétales de la marguerite » se traduisait sous forme de rencontres mensuelles au 6 rue Saint-Bon, dans un local souterrain proche de la Tour Saint-Jacques, au centre géométrique de Paris. Les six « conspirateurs » allèrent jusqu’à se créer leur propre rituel privé : le « rituel Abrahmanique », ainsi que le « Rituel de Melchisédech », lequel ne fut célébré qu’une seule fois à Paris, avant de passer sous le boisseau, en août 1973, lors d’une réunion d’Eranos.

Apparemment, Corbin souhaitait modifier des détails du rituel, dont il se désintéressa assez vite ; Frère voulait présider l’obédience et finit par se séparer des autres mais, par sa médiation et celle de son ami Jean Moreau, tous les membres furent admis en procédure accélérée aux Chevalier de la Bienfaisante Charité Sacrée, au sein du R.E.R., à la Grande Loge Nationale Française Opéra, en mai et juin 1972 ; les six formèrent une loge bleue, « Les Compagnons du Temple de Saint-Jean », qui initia jusqu’à trente personnes,  y compris des universitaires. À mesure que Corbin, Durand et Frère s’éloignaient, les trois membres restant décidèrent de s’associer à Moreau, qui avait été exclu du projet de départ par Corbin et Durand, afin de créer une nouvelle « pâquerette » de quatre personnes. En fait, tous ces schismes et divergences mériteraient une étude à eux seuls.

Faivre poursuivit donc ses publications historiques sur la théosophie chrétienne, l’illuminisme, et la Naturphilosophie romantique, dont la plupart seraient regroupées dans son livre Mystiques, théosophes et illuminés au siècle des Lumières. Dans le même temps, il s’intéressait à l’alchimie spirituelle, par opposition aux divers courants du structuralisme et de l’archéologie du savoir promue par Foucault. Cette ferveur « religioniste » atteint son sommet au cours de l’été 1974 avec deux conférences, l’une à l’Université Saint Jean de Jérusalem en juillet et l’autre lors d’une rencontre Eranos, en août.

Néanmoins, Faivre ne devait pas tarder à prendre ses distances avec ce dernier cénacle auquel il reprochait ses tendances autoritaires et son snobisme. En septembre 1974, son ami Durand lui envoya un courrier dans lequel il qualifiait sa conférence Eranos « d’erreur de tir » et lui recommandait d’éviter « d’aussi vastes panoramas et de se concentrer plutôt sur son domaine de compétence, la Naturphilosophie. Au contraire de Corbin et de Durand, Faivre n’était pas un philosophe professionnel mais un historien qui s’était spécialisé et cette critique dut lui faire prendre conscience qu’il resterait dépendant de penseurs plus artiste comme Jung, Eliade, Corbin, Bachelard, Lupasco ou Abellio. « Au bout du compte, admettait-il, il est trop dangereux pour moi de m’aventurer dans l’arène des anthropologues ; en tant que germaniste, j’ai une autre carte à jouer. »

Le développement intellectuel de Faivre oscille tel un pendule entre deux extrêmes : l’histoire et la philologie germanique. Dans un article de 1972, il tente une première définition de « l’ésotérisme chrétien » qui donnera un livre de grande diffusion L’Ésotérisme au dix-septième siècle. Faivre s’éloignait de Corbin pour se rapprocher de Durand dont le Centre de Recherche sur l’Imaginaire, fondé en 1966, lui inspira la création d’un centre similaire à l’Université de Bordeaux III. Vers la fin des années 70, son penchant germaniste le reprend et il publie un opuscule Les Contes de Grimm : mythe et initiation, publié dans la série Circé, dirigée par Durand, au centre de recherche de Chambéry, dans lequel il cherche à mettre en lumière les « structures mythologiques des contes de fées d’un point de vue psycho-analytique et initiatique. »

Cette époque correspond à une réorientation de Faivre vers le romantisme allemand et la Naturphilosophie hermétique, comme le prouve son anthologie co-réalisée avec Rolf Christian Zimmermann, Epochen der Naturmystik (1979)

Professeur d’ésotérisme. (1979-1992)

En 1979, Faivre est nommé Directeur d’Étude à la chaire, unique en France, d’Histoire de l’Ésotérisme et des courants mystiques de l’Europe moderne et contemporaine, à la cinquième section de l’E.P.H.E. D’abord baptisée Histoire de l’Esotérisme chrétien, cette chaire fut créée en 1965 sur la suggestion d’Henry Corbin ; elle fut occupée pendant quinze ans par François Secret (1911-2003), spécialiste de la kabbale chrétienne.

Au contraire d’autres spécialistes de l’ésotérisme comme Jean-Pierre Laurant et Jean-Pierre Brach, Faivre ne se considéra jamais comme un élève de Secret bien qu’il ait été invité par ce dernier en 1969 à enseigner à l’École Pratique des Hautes Études où il poursuivit ses cours jusqu’au départ à la retraite de Secret, après quoi l’intitulé de la chaire changea et Faivre l’emporta sur son concurrent principal, Michel de Certeau. Sa nomination faisait entrer l’ésotérisme dans le domaine de l’étude scientifique universitaire.

Au contraire de son prédécesseur, Faivre attachait de l’importance à la définition à la fois historique et théorique de son enseignement. Il doit beaucoup à Corbin et à la logique non-aristotélicienne de Lupasco. En effet, Faivre soutenait que le triomphe de l’averroïsme à la fin du Moyen Âge avait mené à un divorce provisoire entre d’une part une conception du monde traditionnelle fondée sur l’analogie et d’autre part, avec la nouvelle logique aristotélicienne, basée sur le principe d’identité, de non-contradiction et de tiers exclu.

À mesure que cette dernière perspective prévalait, elle s’appliqua également à la métaphysique et il en résulta une évaporation de ce que Corbin appelait le mundus imaginalis. La matière s’oppose à l’esprit, une dichotomie qui fraie la voie au dualisme cartésien ; toutes les traditions qui résistaient à cette logique périclitèrent dans les marges du discours « se conglomérant en une masse d’étrangeté que la pensée dominante qualifia, faute de mieux, d’ésotérisme, désormais relégué au cabinet de curiosités, où le meilleur côtoie le pire. »

L’article le plus important de Faivre, intitulé Sources anciennes et médiévales des mouvements ésotériques modernes (1984-1986) répond à la même perspective. Il implique l’autonomisation de « l’ésotérisme occidental » en tant que domaine séparé de la scolastique médiévale tardive. D’autres traditions, juive ou islamique, doivent dès lors être considérées comme des influences ou des arrière-plans, plutôt que des éléments constitutifs de ce même ésotérisme occidental qui reste essentiellement chrétien. Ce « savoir rejeté » revêt comme caractéristique principale, outre la pensée analogique, une conception non-causale du monde, selon la logique des correspondances.

Équipé de ce fonds ésotérique, Faivre arrive à San Francisco en 1980, pour la première année de professeur invité à l’Université de Brekeley. Parallèlement à ses cours à l’École Pratique des Hautes Études, il passerait désormais plusieurs mois de l’année sur la côte Ouest des États-Unis ; dans les années 60, l’intérêt pour l’occulte et l’ésotérisme était particulièrement fort dans la région de la Bay Area et cette tendance s’accrut au cours des années Reagan, produisant ce que d’aucuns qualifient « d’occulture. » Ces nouvelles tendances amenèrent Faivre à élargir son champ d’étude à l’ésotérisme moderne et à des phénomènes tels que le magnétisme animal ou la Société Théosophique et à la « sécularisation de l’ésotérisme », ce qui donna lieu en 1986 à la publication d’un recueil d’articles intitulé Accès de l’ésotérisme occidental, suivi en 1990 par Toison d’or et Alchimie.

Au cours des années 80, les publications de Faivre manifestent un intérêt pour l’Hermès grec comme figure mythologique par excellence, « dieu antiautoritaire » qui ne suit pas une orthodoxie rigide mais qui établit des liens. Vers la même époque, il s’intéresse à l’étude de Frances A Yates (1899-1981) sur la « Tradition hermétique » laquelle avait entraîné, dans le monde anglo-saxon, un regain pour « l’ésotérisme occidental. » Il faut également mentionner le nom de l’homme d’affaire hollandais J.R.R. Ritman qui avait fondé la Bibliothèque Philosophique Hermétique à Amsterdam et qui était alors très en vogue. L’intérêt de Faivre pour l’École de Warburg (Dame Frances Yates, mais aussi D.P. Walker) contribua à l’éloigner de Durand et de Corbin et à le ramener vers l’historiographie et l’étude de textes, y compris en dehors de son domaine de connaissance.

Mais « deux âmes habitaient dans son sein », toutes deux voulant se faire entendre. Alors que l’historien publiait ses articles d’érudition basé sur les sources primaires, le « religioniste » poursuivait un programme de « re-mythologisation hermétique. » En 1982, cela lui valut une expérience plutôt désagréable, comparable à sa conférence de 1974 devant le cercle Eranos. Faivre avait été invité pour donner la conférence de clôture d’un congrès sur l’Hermétisme à la Renaissance à Washington, événement majeur qui réunissait le gratin international des chercheurs.

Sa participation, « Les Enfants d’Hermès et la Science de l’Homme », fut fraîchement accueillie. Deux ans plus tard, ce fut le même fiasco avec une conférence sur l’alchimie : à Wolfenbüttel, il découvrit avec perplexité la méfiance que suscitait à l’étranger « l’École française de l’Hermétisme », c’est-à-dire René Alleau, Bernard Gorceix, Serge Hutin et Eugène Canseliet.

En fait, les universitaires anglo-saxons ne partageaient pas ses penchants spiritualistes et se montraient soucieux de délimiter clairement les frontières entre l’étude professionnelle et l’engagement personnel, ce qui était moins le cas de Faivre, qui s’était toujours montré soucieux de médiation et de franchissements, à l’image de son Saint-Patron Hermès, « dieu plastique, mobile et ambivalent. »

Faivre rejetait tout exclusivisme et se sentait au mieux dans les régions liminales de l’être où les opposés peuvent se rencontrer et où un échange devient possible. Vers la fin des années 80, en public et en privé, il se montrait moins discret sur ses propres aspirations spirituelles. Peu à peu, il allait s’imposer comme l’historien principal de l’ésotérisme occidental.

L’érudit international. (1992-2002)

Si l’on aborde la carrière internationale de Faivre au cours des années 1990, il faut évoquer un autre aspect incontournable : son implication enthousiaste dans les réunions annuelles de l’Académie Américaine de Religion (AAR) Avant Faivre, l’ésotérisme était considéré par des universitaires comme Huston Smith — à l’époque, professeur émérite à Berkeley — comme une forme de « pérennialisme » ou de traditionalisme. Lorsque Faivre commença à assister à ces réunions, vers 1984, il y vit surtout l’opportunité de se faire de nouvelles connaissances comme Joscelyn Godwin, Ivan Strenski, Ewert Cousins, Richard Payne, Huston Smith, et bien d’autres.

À mesure que le cénacle prenait de l’ampleur, Faivre insista de plus en plus sur la mise en perspective historique et sur la conception française de la laïcité, de neutralité religieuse. Ses efforts de synthèses aboutirent à un petit volume L’Ésotérisme (1992) et la même année, il participa à une anthologie Spiritualité ésotérique moderne, dans la collection dirigée par son ami Ewert Cousins. Une traduction anglaise d’Accès à l’ésotérisme occidental parut deux ans plus tard, avec un choix d’articles supplémentaires et un guide bibliographique.

Ces publications attirèrent l’attention sur ses recherches et popularisèrent une nouvelle définition de l’ésotérisme comme « une forme de pensée » caractérisée par quatre traits intrinsèques et deux non-intrinsèques : la théorie des correspondances, la nature vivante, l’imagination/médiation, la transmutation ; la concordance et la transmission. Toison d’or et alchimie parut également en anglais en 1993, suivi d’une monographique sur l’Hermès éternel, en 1995. Simultanément, parut en français une série sur la Naturphilosophie allemande et la Théosophie chrétienne, sous le titre Philosophie de la Nature (1996) avant qu’Accès de l’ésotérisme occidental ne soit republié en deux volumes, la même année.

Dans la seconde moitié des années 1990, Faivre avait pleinement accompli le tournant « empirico-historique » qui avait permis l’intégration de l’ésotérisme occidental dans le domaine de recherche universitaire, ce qui impliquait un agnosticisme méthodologique concernant les contenus de croyances qu’il étudiait, y compris l’engagement « religioniste » de ses premières années. Ce nouvel engagement « laïc » suscita l’incompréhension de certains de ses vieux amis ou collègues, tout comme ses attaques contre Eliade alors qu’on l’espérait plutôt mener la guerre contre Umberto Eco ou Daniel Dubuisson.

« J’ai répondu par courrier à Durand qu’au cours des années 60, quand je fis sa connaissance ainsi que celle de Corbin et d’Eliade, une chape de plomb paralysait l’université française, à un tel point, qu’il y avait à l’époque un combat réel à mener. Mais aujourd’hui, la situation a changé… Mon engagement aussi : aujourd’hui, j’ai bien plus le souci de la liberté de parole et pour la laïcité contre toute tentative de prise de pouvoir idéologique, qu’elle soit politique ou religieuse. Dans ce contexte, je suis même prêt à accorder la parole à ceux dont le discours est le plus éloigné de mes propres positions, même si le sujet du débat se voit critiqué de manière caustique, comme dans le cas d’Eliade à présent. »

À partir des années 90, Faivre mena de nombreuses actions de professionnalisation de son domaine de recherche. Tout d’abord, il constitua un programme d’étude de l’ésotérisme au sein de l’Association Internationale pour l’Histoire de la Religion, lors de son dix-septième congrès qui eut lieu à Mexico City, en 1995. Ensuite, il s’attela à la création d’un ouvrage de référence collectif de près de 1200 page et qui se destinait à couvrir tous les aspects de la gnose et de l’ésotérisme occidental depuis l’Antiquité jusqu’au présent : L’Ésotérisme occidental et la science de la religion (1998)

Enfin, ses efforts contribuèrent à la fondation d’une chaire et d’un programme d’étude à l’Université d’Amsterdam consacré à « l’Histoire de la Philosophie Hermétique et des courants apparentés. » Faivre joua également un rôle actif pour promouvoir le périodique ARIES, qui existait depuis 1985 sous son égide et celle de Pierre Deghaye et de Roland Edighoffer, auprès des éditions universitaires Bril.

Dernières années (2002-2021)

En 2002, Faivre passe au rang de professeur émérite de l’E.P.H.E mais continuera à enseigner jusqu’en 2011 : au cours de ces années, il prend l’habitude de descendre déjeuner dans un restaurant chinois, près de la Sorbonne, avec ses étudiants et ses amis. En 2005, il participe à la création de la Société Européenne pour l’Etude de l’Esotérisme Occidental dont il assiste aux deux premières conférences à Tübingen et à Strasbourg en tant que membre honoraire.

Au cours des années 2010, il commence à se retirer de ses activités publiques et académiques tout en poursuivant son étude de Carl Friedrich Tieman. Cet aristocrate et gouverneur russe, s’il ne publia jamais d’œuvre d’importance, passa l’essentiel de sa vie à sillonner le réseau rosicrucien et maçonnique européen et à nouer des contacts avec des personnalités de cette culture souterraine. Tieman selon Faivre était un personnage mercurien, « aux pieds ailés, toujours désireux d’offrir ses services, à établir des contacts entre des personnes ou des organisations. » Une définition qui correspond à Faivre lui-même.

Au cours de la dernière décennie de sa vie, Faivre se consacra à rédiger son livre sur Tieman, ce qui le ramenait à un personnage auquel il s’était voué dès 1970 et bouclait le cercle : de la stricte historiographie archivistique des années 60 à l’érudition théosophique et à l’illuminisme. Il en résultat une impressionnante monographie de plus de 650 pages : De Londres à Saint-Pétersbourg : Carl Friedrich Tieman (1743-1802) : aux carrefours des courants illuministes et maçonniques. Juste à temps… Peu après avoir inscrit le point final à cette œuvre, sa santé commença à se détériorer.

Au bout du compte, Faivre fut le fondateur de l’étude scientifique de l’ésotérisme occidental, en particulier la Théosophie chrétienne, l’Illuminisme, la Naturphilosophie. Si son engagement spirituel et personnel reflète l’évolution des mentalités au cours des décennies 70/80, son œuvre se veut moins un point final qu’un point de départ, comme une pierre dans un gué, en tout cas, comme un apport et un jalon destiné à guider le chercheur par des idées, des réflexions, des intuitions et des interprétations pour une traversée où le voyage importe plus que l’arrivée.

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