Pris sur Public Domain Review. Perspective polyédrique par Noam Andrews, traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended — another tough one !
Archimède hésite, interdit par le petit
rhombicuboctaèdre au bord du plan, comme s’il se tenait devant une forme de vie
inconnue jusqu’alors. Le clair-obscur nous le montre dans une posture de force
arrêtée, de contemplation. Dans la
représentation théâtralisée qu’en donne après Raphaël Ugo da Carpi (1480-1532),
l’être humain et l’être géométrique sont mis en scène de telle sorte à faire
ressortir les contrastes.
À la fois rationnel, ordonné et fini, le
rhombicuboctaèdre semble en dehors de notre monde : il vaut à la fois pour
lui-même et sa propre abstraction : il scintille dans une espèce d’absence
présence, comme un réel de trop. Pour sa part, le philosophe, enveloppé dans
une cascade de plis, drapé dans sa cape, nous est présenté sur le vif, à
l’instant où l’idée lui vient comme un objet tangible. Dans sa main gauche, il serre
une tablua rasa, se demandant comment il doit positionner son regard
pour mieux appréhender sa saisie, comme s’il évaluait le risque de perdre le
polyèdre, ainsi que tout ce qu’il représente, par-delà les limites de son
imagination, définitivement hors de portée.
Les polyèdres sont constamment présents, sous une forme
spectrale, dans l’histoire de la culture occidentale. Symboles de complétude
ontologique, ils se répartissent en deux groupes principaux à l’âge
classique : les solides platoniciens ou réguliers, « corpora
regulata » et les solides archimédiens semi-réguliers, « corpora
irregulata », ces derniers étant obtenus par coupe, troncature, ou
embellissement des premiers.
Cependant, il n’a jamais existé et il ne pourra jamais
exister que cinq polyèdres parfaitement réguliers ou symétriques, ni plus ni
moins. Pour les artistes, mathématiciens ou philosophes du début de la fin du
seizième siècle, ces solides réguliers sont : la pyramide (quatre faces
triangulaires), le cube (six faces carrées), l’octaèdre (huit faces
triangulaires), le dodécaèdre (douze faces pentagonales) et l’icosaèdre (vingt
faces triangulaires) et tous expriment une promesse de symétrie divine, d’ordre
et de perfection qui s’échelonne depuis les éléments primordiaux de la matière
jusqu’aux proportions du corps humains puis à la structure même de l’univers.
Le développement de la perspective géométrique a conféré une dimension quasi
existentielle à la représentation des solides.
En effet, ce n’est qu’au terme de nombreuses années de
pratique artistique que Giorgrio Vasari (1511-1574) et d’autres théorisèrent
les méthodes pour produire des « disegni », c’est-à-dire des
dessins, dans le sens de « tracés des contours », afin de pleinement
saisir sur la page « l’expression apparente et l’articulation des idées
que l’on a présentes à l’esprit. » Dessiner un polyèdre à trois dimensions
constituait une tentative audacieuse pour combler l’écart entre le monde des
apparences et celui des causes pour revenir au premier avec un artefact qui
pouvait être examiné sous une forme ostensible.
Si l’histoire de l’art et de l’architecture renaissante
s’est écrite en termes de « génie » et de découvertes, l’histoire des
sciences et des mathématiques a préparé le terrain à un choc entre l’idéal et
le concept. L’époque commençait seulement à établir des outils de mesure pour
les nouvelles terres que l’on disait peuplées de créatures monstrueuses ;
l’enjeu était de vérifier la pertinence des données, de purger le savoir des
erreurs de traduction parmi les textes nouvellement imprimés.
C’est dans ce contexte que prend place une lutte
interdisciplinaire pour représenter des solides géométrique. Quelques décennies
avant le seizième siècle, le platonisme humaniste, revêtu d’oripeaux chrétiens,
se heurte de plein fouet à la perspective comme à une nouveauté radicale et
contradictoire. La violence de ce choc ébranle les conceptions exposées dans Les
Eléments d’Euclide et redéfinit les solides comme la quintessence de la
troisième dimension, dont ils sont les formes les plus pures et les plus
abstraites.
La version médiévale la plus populaire du traité
d’Euclide revenait au mathématicien Campanus de Novare (ca. 1220-1296) qui
avait révisé les manuscrits antérieurs aux Éléments, dont certains
avaient été traduits en latin à partir de l’arabe, au douzième siècle. Les Éléments
selon Campanus furent écrits et compilés aux alentours de 1250 avant d’être
republiés en 1482 par Erhard Ratdolt (1442-1528), un imprimeur d’Augsbourg qui
travaillait à Venise et qui publia le premier manuel de mathématiques qui
recourait à des diagrammes pour illustrer la terminologie technique d’Euclide.
Au quinzième siècle, le De architectura de
Vitruve fut redécouvert sous la forme d’un manuscrit non illustré et sans
doute Ratdolt avait-il bien compris le potentiel commercial de l’ajout
d’illustrations à un texte classique, mais, au contraire, de Vitruve dont les
notations accordaient une marge importante à l’imagination et à la création
artistique, le paradigme euclidien se fondait sur des instructions détaillées
qui requéraient une haute précision pour parvenir à la construction exacte de
figures géométriques.
Conçus comme des diagrammes qui figurent aujourd’hui
dans n’importe quel manuel de mathématiques, la figuration des solides par
Ratdolt s’édifie sur le sol inhospitalier de la troisième dimension. Trois
facteurs concourent à la difficulté du projet : l’aridité du dernier chapitre
du livre d’Euclide, la taille des blocs d’imprimerie (une technique alors à ses
débuts) et la question conceptuelle : à quoi pourrait bien ressembler une
traduction géométrique de la troisième dimension sur une surface plane,
c’est-à-dire sur une page imprimée ?
Précédemment, Paolo Uccello (1397-1475) avait eu
recours à la perspective pour dépeindre un polyèdre : le dodécaèdre étoilé
du sol de marbre de la Basilique San Marco à Venise, mais le premier texte
imprimé qui en présentait un modèle théorique fut l’édition du De divina
proportione (1509) de Pacioli, un ouvrage qui exerça une forte influence.
Si l’illustration ajouta en clarté et en raffinement,
les techniques d’impression contribuèrent à stimuler un vaste intérêt pour la
géométrie et le dessin. Cependant, le De divina proportione montrait
aussi comment les solides modifient leur apparence selon la perspective ;
alors que les deux versions manuscrites antérieures scintillaient de couleurs
chatoyantes — la riche palette de Léonard de Vinci ou de son atelier — les
impressions à partir de blocs de bois de la première édition se présentaient
sous un aspect mal dégrossi et peu convaincant, avec des hachures maladroites
en guise d’ombres. Pour prendre un exemple : les lignes brouillées qui
représentent la lumière indirecte sur la face gauche la plus externe de
l’Octaèdre ne correspondent pas à la distribution des zones d’ombres sur les
deux faces les moins éclairées et l’ombrage en gras, destiné à faire ressortir
les côtés, sape l’effort même entrepris par l’artiste pour rendre une
impression de tridimensionnalité.
Tout aussi confus : la représentation de l’Octaedron
elevatum solidum, dont les contours
ne concordent pas aux angles de l’objet. À partir d’un répertoire de
textures limitées — haché, plein, blanc —, le dessinateur a travaillé de façon
assez fruste pour rendre chaque solide à une existence graphique, sans pour
autant parvenir à restituer les ombres projetées qui donnent une impression de
présence à un objet.
Dans l’intervalle qui sépare la géométrie de sa
représentation picturale s’immisce le savoir mathématique. Le projet de décrire
l’essence et sa matérialité apparut à la suite de la découverte des lois de la
perspective à la Renaissance.
Bien que les instructions d’Euclide pour une
représentation tridimensionnelle exigeaient plusieurs pages dans un latin très
technique, dans le domaine pictural, les peintres et les géomètres italiens
s’aventurèrent à les appliquer afin de délimiter un nouveau domaine de
connaissance et c’est ainsi que les solides platoniciens pénétrèrent les
« studiolo » renaissant comme modèles. Si peu de ces modèles
nous sont parvenus, on en trouve de nombreuses mentions et descriptions dans
les notes et les manuels des érudits et des praticiens.
Une esquisse de Vittore Carpaccio (1460-1520) nous
présente plusieurs polyèdres suspendus aux fils d’un atelier : astrolabe,
sphère armillaire ou solides platoniciens. L’artiste lui-même tient un livre de
la main gauche et un compas de la droite ; il semble regarder la voûte
étoilée par une fenêtre pour en prendre la mesure. Newe geometrische vnd
perspektiuische Inuentiones (1610) de Johannes Faulhaber, un mathématicien
d’Ulm, associé de Descartes, présente une image similaire où les solides
platoniciens sont clairement décrits comme des objets tangibles, suspendus aux
patères, au-dessus de la porte d’un atelier où un homme est croqué en train de
dessiner un cube en perspective. Faulhaber classe les solides parmi les
éléments d’un système de mesure qui inclut des règles, des astrolabes, des
compas, des planches à dessins, sans oublier un grimoire ouvert qui montre, sur
une page, une pyramide en perspective et sur l’autre page, un plan
d’architecture.
La présence de tels livres était fréquente dans de
telles représentations, mais la gravure de Diogène par Giovanni Jacopo Caraglio
(ca. 1500/1505-1565) d’après un dessin de Parmigiannio (1503-1540) montre un
degré d’érudition supplémentaire et sans doute aussi une critique.
Sur cette plaque de cuivre, Diogène nous montre un
dodécaèdre tout en consultant un traité dont nous ne pouvons lire les pages. Le
polyèdre à douze faces provient du De divina proportione de Pacioli,
mais le livre sur l’écritoire s’avère plus difficile à identifier. Ce pourrait
être les Éléments d’Euclide qui venaient d’être imprimés, avec des
diagrammes de Ratdolt. Diogène indique de la pointe du stylet le texte de
Pacioli et semble révéler ainsi les erreurs des descriptions de Ratdolt et
insister sur la nécessité de comprendre les perspectives de De divina
afin de saisir l’essence des solides.
Qu’il soit brandi avec vigueur ou simplement tenu, le
stylet ou le compas constitue un puissant trope didactique dans les
représentations de mathématiciens ou d’apprentissage. À la fois littéral et
métaphorique, le stylet indique la ligne qui sépare la culture de la nature, le
besoin de guidance, la discipline et la punition. Dans la spatialité qu’il
trace de sa pointe, le spectateur est convié à une démonstration de
connaissance et devient le témoin d’un acte de transmission. Deux figures
d’autorités nous montrent l’usage du polyèdre comme auxiliaire pédagogique dans
cette acquisition d’un savoir.
Le portrait de Luca Pacioli par de Barbari nous montre
le mathématicien en robe de bure franciscaine, en train de fixer attentivement
un rhombicuboctaèdre de verre, à demi-rempli d’eau pour mieux visualiser son
volume — de Barbari dessine le solide en perspective sur une ardoise et ses
deux mains semble reproduire le même tracé, qui du bout du stylet (main droite),
qui en parcourant (main gauche) le texte des Éléments
illustré par Ratdolt. Au côté de Pacioli se tient un jeune aristocrate, sans
doute un étudiant ou un apprenti dont le regard soutient interrogativement
celui du spectateur. Dans son champ de vision, au premier plan, nous trouvons
un modèle de bois du même rhombicuboctaèdre que celui que de Barberi est occupé
à dessiner.
Dans une veine semblable, Der Nürnberger
Schreibmeister mit einem Schüler (1561) par Nicolas de Neufchâtel (ca
1524-après 1567) présente le « maître d’écriture » Neudörffer qui
attire l’attention sur le sommet d’un
rhombicuboctaèdre en structure de bois. À sa gauche, son élève prend des notes,
sans doute afin de reproduire la charpente sur un cahier d’esquisse qu’il tient
dans sa main. Apparemment, le cube qui apparaît en haut de l’image est suspendu
à un clou dans le mur de l’atelier de Neudörffer et la scène nous suggère
qu’une fois sa tâche accomplie, il raccrochera le rhombicuboctaèdre à côté.
Ces deux « scènes au stylet » se tiennent
dans l’espace contigu du studiolo ou Werkstatt, dans un
clair-obscur artificiel obtenu par l’artiste afin de mettre en lumière les
gestes et actions des protagonistes. Au contraire de Carpaccio ou de Faulhaber,
ou des nombreux autres peintres qui décrivirent l’encombrement des ateliers, De
Barbari et Neufchâtel recourent à un arrière-plan dépouillé, sans profondeur,
pour que leurs tableaux soient lus comme des allégories didactiques et non
seulement comme de simples descriptions de pratiques mathématiques
quotidiennes. Leurs tableaux se concentrent sur l’essentiel pour rehausser les
composants essentiels de l’enseignement et de l’étude. Le polyèdre ressort de
manière à la fois irréelle comme s’il se situait à la frontière de
l’abstraction mentale et du monde physique.
Un modèle est une aide précieuse pour illustrer
stéréoscopiquement les principes de la géométrie de la Grèce antique. Si les
polyèdres servaient à clarifier les théorèmes d’Euclide, on les rencontrait
surtout dans les études ou les ateliers des peintres et des mathématiciens,
mais peu à peu, ces représentations imprimées commencèrent à suivre leur propre
parcours, comme dans le procédé de l’intarisia, de marqueterie, employé
par Fra Giovanni, (1520) au Monastère de Monte Olivetto Maggioro près de
Sienne, à l’Église Sainte-Marie d’Organo de Vérone. On y voit une sphère à 72
face, un icosaèdre, un icosaèdre tronqué, deux icosidodécaèdre, un cuboctaèdre
ainsi qu’un cube avec des pyramides équilatérales sur chacune de ses faces,
autant d’êtres géométriques qui proviennent du De divina proportione.
La maîtrise technique qui se manifeste au travers de
ces œuvres surmonte les obstacles les plus difficiles qui se posaient à la
géométrie des premières décennies du seizième siècle. Et pourtant, tout le
monde n’y voyait pas nécessairement l’intérêt. Ainsi, selon Vasari, de telles
représentations ne devaient valoir pour elles-mêmes, mais uniquement dans un
ensemble plus vaste, sinon, elles ne représentaient qu’une perte de temps et de
concentration, de quoi plonger l’artiste dans les affres de la mélancolie.
« Bien
que ces figures soient ingénieuses et très belles, si un artiste poursuit une
telle entreprise au-delà du raisonnable, il ne fera que perdre son temps,
dissiper ses forces, emplir son esprit de difficultés qui convertiront son
génie et son habilité en stérilité et en empêchement… de plus, il en résultera
esseulement, marginalisation, mélancolie et pauvreté. » — Vie des
peintres.
C’est sans doute à un tel écueil que fait référence le
célèbre Ange de la mélancolie de Dürer (1514), une des images les plus
commentées et pourtant les plus élusives de l’histoire de l’art. La posture de
l’Ange incarne toute la difficulté de la réconciliation entre l’abstraction
géométrique et la réalité concrète des objets ou de leurs modèles et leur
traduction graphique. Le carré magique, le chien efflanqué, la chauve-souris
(qui porte la légende de la gravure), les outils éparpillés composent la
signature de Mélancholia I : un labyrinthe de haute densité
symbolique et autoréférentielle, où Dürer donne la pleine mesure de son art et
nous dévoile un aperçu de son psychisme, comme si la précision fiévreuse — si
l’on peut dire — nous présentait à la fois, en une scène inaugurale, le
souvenir et le retrait d’une « fureur. »
Melencholia I a suscité de nombreuses
interprétations, mais toutes insistent sur les limites de la géométrie
lorsqu’il s’agit de décrire à la fois le monde et la compréhension de soi par
l’artiste. C’est sans doute le sens de l’énigme que nous adresse l’énorme
rhomboèdre disposé à l’arrière-plan, comme une ultime démarcation avant la mer
étale qui s’évanouit à l’horizon : une vanité de l’entreprise géométrique
qui se voue à l’épuisement de toute mesure. À la suite de Dürer, bien des
imitations se mettent à circuler chez Virgil Solis, Abraham Bloemaert, Giovanni
Benedetto Castiglione et Hans Sebald Beham (1500-1550) dont la Melancholia
(1539) déborde de sphères, d’outils de géomètres, et présente un visage
brouillé, tandis qu’elle manipule un compas. Cependant, à l’exception de la
copie de Johannes Wierix (1549-1615), le corpus irregulatum de
l’original de 1514 était systématiquement absent.
L’histoire de la représentation des polyèdres est
jalonnée de faux départs, d’échecs poignants, d’allégories qui échouent à
traduire les tourments de leur créateur. Le polyèdre y apparaît sous des formes
diverses et variées à mesure que les artistes gagnaient en conscience et en
maîtrise des principes euclidiens.
Cette familiarisation progressive s’accompagnait
également d’une déprise au profit des technologies de la reproduction, ce qui
marque une rupture avec des siècles d’apprentissage et de modes de
représentation. Alors qu’Euclide déduisait encore ses abstractions du monde de
la qualité, la tendance à visualiser graphiquement des concepts mathématiques
allait mener à un modèle à la fois contre-intuitif et quantitatif en dégageant
peu à peu la géométrie de la théologie par le crible de l’esthétique :
comment établir une juste perspective, une qualité d’impression, grâce à un
raisonnement calculé.
Si ces tensions avaient toujours été présentes dans le domaine des « sciences spéculatives », l’écart béant entre géométrie, texte et image n’avait jusque-là jamais été comblé par des artistes. Toute la difficulté et l’étrangeté de l’entreprise était de traduire de simples diagrammes en solides à trois dimensions, du moins, à en rendre l’impression tactile. Cette tentative de conférer une matérialité scopique au champ philosophique et conceptuel correspondait également aux nouvelles exigences d’une pensée qui ne se satisfaisait plus de ce qui allait de soi et c’est ainsi que la perception humaine allait peu à peu étendre son emprise dans ce qui était encore considéré comme la « nature divine de la géométrie. »
Commentaires
Enregistrer un commentaire