Source : La Désirade d’Alexandre Grine, in. Russie-Europe, la fin du schisme, études littéraires et politiques (1991) par Georges Nivat, éditions L’Âge d’Homme, collection Slavica, relecture dix ans après.
C’est l’époque où
Zamiatine, un voisin de Grine, écrit sa lugubre utopie Nous et publie dans l’Almanach
de la Maison des Arts son célèbre « J’ai peur ! » ainsi
qu’un récit, Mamaï où l’on peut lire :
« Dans
cette ville étrange, inconnue, appelée Pétrograd, les passagers erraient,
désemparés. Ça rappelait un peu et si peu Pétersbourg d’où ils avaient embarqué
pour ailleurs, voici un ans ; et pour où ? Dieu le sait.
Reviendraient-ils jamais ? »
La pourriture
commençait à ronger l’avenir. Un dessin du peintre Doboujinski ornait ce
premier et unique numéro de la revue : dans un paysage urbain fantastique,
sur la façade aveugle d’un gratte-ciel de mégapole futuriste est projetée
l’ombre d’une monstrueuse tarentule… C’est dans cette atmosphère angoissante où
l’espoir révolutionnaire, la famine, le froid, l’inquiétude pour l’avenir
s’exprimaient dans l’étrange tarentule de Doboujinski, projetée en ombre
chinoise sur la Ville, que le père de la science-fiction, Herbert Wells vint,
en bon socialisant, rendre visite aux Soviets. Il y a eu un banquet à la Maison
des Arts. Chacun célébrait à l’envi le célèbre utopiste anglais venu constater
de visu l’édification de l’avenir. Seul Grine détonna.
L’écrivain Mikhaïl
Sloninski décrit ainsi son intervention : « Très caractéristique fut
la brève intervention de Grine au banquet des gens de lettres en l’honneur de
Wells, venu chez nous en 1920… La morgue de Grine était plus accusée que
jamais. Il célébra l’écrivain Wells en rappelant le thème d’un de ses récits.
Un homme jeté sur une île déserte y fait la découverte d’un œuf pondu par un
oiseau inconnu. Il le fait incuber au soleil, puis il élève l’être étrange qui
vient au monde. Mais cette créature inconnue et qu’il a adoptée, tente de le
tuer et lui-même ne doit son salut qu’à la fuite. »
Rappeler ainsi
publiquement au nouveau compagnon de route que la révolution pouvait accoucher
d’un monstre, rappeler à l’auteur de la Machine à explorer le temps que la
philosophie progressiste n’aboutirait sans doute qu’à créer des ignobles « Eloïs »
et des sinistres « Morlocks » ne manquait pas d’insolence. Mais cela
ne devrait-il nous étonner, venant de l’auteur de cette singulière
nouvelle : « L’Attrapeur de rat » ? Située dans les
locaux labyrinthiques et glacés de la Maison des Arts elle-même, l’action nous
fait découvrir un banquet clandestin de jouisseurs qui sont conduits par le
Grand Affranchisseur en Chef.
Grine eut beaucoup de succès pendant la N.E.P. La revue Terre Vierge publia son roman, Le Monde étincelant. En 1924, il s’installe en Crimée, d’abord à Féodossia, puis à Stary Krym, où il acquiert une maisonnette rudimentaire, blanchie à la chaux. L’Écuyère des vagues, littéralement « Celle qui court sur les vagues », paraît en 1928. En 1930, c’est le Chemin de nulle part. Grine commence la rédaction d’une autobiographie qu’il laissera largement inachevée.
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