Ill. : « Inventer le train, c’est inventer le déraillement » (Paul Virilio) Texte : Le Paroxyste indifférent, entretiens avec Philippe Petit, par Jean Baudrillard, éditions Grasset, recommandé par Neûre aguèce.
Je pense que la ruse, l’ironie, l’illusion, la
dénégation, la réversibilité, la duplicité, la radicalité ne sont pas seulement
des passions ou des attributs du sujet ou de la conscience. Je pense que toutes
ces qualités sont passées dans les choses, ce sont des passions d’objet en
quelque sorte, et le monde joue avec nous autant que nous jouons avec lui. Il a
sans doute même l’avantage du double jeu, car l’ironie objective d’un monde
sans désir est bien supérieure à notre désir et à notre ironie subjective.
Il ne s’agit pas dans tout cela d’aliénation ni d’une
fatalité métaphysique, mais d’un jeu et d’un duel. Il ne s’agit pas d’opposer à
l’indifférence « criminelle » du monde à notre égard une pensée de la
récrimination (ce qu’est toujours la pensée de l’aliénation) Il y a deux façons
d’envisager notre condition ou notre destin. Ou nous vivons le monde, y compris
notre monde moderne de technologies et d’images, (car tout ce qui est dit ici
n’est pas dit du monde comme abstraction mentale et philosophique, mais bien de
notre monde actuel et événementiel), en termes d’aliénation, d’emprise, de
perte de détermination et de volonté, comme une fatalité négative, y compris
celle de l’histoire comme péripétie ratée, ça c’est l’analyse critique
conventionnelle.
Ou nous pensons qu’il existe un double jeu : d’une
part, nous jouons à maîtriser le monde à travers nos techniques et depuis bien
plus longtemps à travers le langage, l’intellect et bien des choses, mais,
d’autre part, nous serions sans le savoir le partenaire d’un autre jeu, dont je
ne sais pas non plus quel serait l’enjeu. En tout cas, nous ne serions pas les
maîtres du jeu. Il y a comme une réversion secrète, une transparence de
l’illusion du monde à travers les techniques, et qui, du coup, prennent une
connotation ironique. Ironie de la technique : sa prétendue réalité, et
performance manifeste, bien trop éclatante pour être vraie, serait le voile
d’une duplicité qui nous échappe et dont nous serions les acteurs
involontaires.
Notre langage même, notre technique essentielle, et la
plus primitive, est le lieu où l’ambivalence décisive du monde rejaillit sur
nous. Donc, à travers les techniques, les images aussi bien qu’à travers les
apparences, nous ne savons pas si ce n’est pas l’objet ou le monde qui se
jouent de nous. De même qu’à travers la pensée, la nôtre, nous ne savons pas si
nous pensons le monde ou si c’est le monde qui nous pense.
C’est là le secret de l’illusion.
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