Source : Rozanov, un égotiste russe, in. Russie-Europe, la fin du schisme, études littéraires et politiques (1991) par Georges Nivat, éditions L’Âge d’Homme, collection Slavica, relecture dix ans après.
Le seul thème récurrent de Rozanov, c’est le sexe.
Apologie du sexe, du coït, du phallus. Haine d’un christianisme aphallique,
d’un Christ qui ne parle et ne console que les malades et les impuissants.
Amour/haine envers le judaïsme, avec son culte vétérotestamentaire de la
fertilité et de la procréation. Réhabilitation du sperme, de la semence
humide : « Je n’ai eu que des péchés humides. »
Rozanov ne se lasse pas de célébrer le sexe, tant le
phallus que la prostitution sacrée de la femme (il remarque qu’aux temps
antique la femme s’offrait à l’étranger, il note avec soin tous les cas
identiques aujourd’hui) Il célèbre la circoncision que pratiquent les Juifs
(Claudel aussi, dans Emmaüs) Il invite le christianisme à devenir
« phallique », il aime les popes orthodoxes parce qu’ils sont
prolifiques… Il introduit des notations sur sa propre famille, sa propre
descendance, sa rencontre avec sa seconde femme. Le sexe est la force et le
noyau de tout. Le grand péché est l’affaiblissement du lien sexuel, la
désacralisation du coït humain.
La célébration de la petite maison de sa seconde femme
(mamotchka) et de sa belle-mère (babouchka) revêt une coloration
cosmique : le sens même du Cosmos lui est revenu à la vue de ce foyer
« humble et digne. » Mais cette obnubilante célébration du sexe
s’accompagne d’une expérience plus générale qui est « l’organicité »
de la vie (« organitchnost ») : la vie n’est pas une
chaîne d’événements séparés qu’on peut réorienter à sa guise, mais un organisme
entier. L’organe vivant a sa propre finalité, imperméable à nos « je
veux. » La célébration du sexe et de la vie (« Nous n’avons pas
besoin d’une grande littérature, mais d’une grande, belle et utile vie »)
s’accompagne d’une sorte d’anti-historicisme fondamental.
Et avant tout d’une aversion pour l’histoire russe,
incapable de se lover dans la chaleur organique des choses et des êtres. Nos
nuits sont trop longues, nous n’avons ni soleil, ni passé, déclare Rozanov, et
cela explique peut-être notre nihilisme, qui vient de notre absence de contenu.
L’histoire russe est donc perçue comme un phénomène de stérilité. La Révolution
russe, assimilée au voyoutisme, est expliquée par l’exclusion du Russe, chassé
de l’activité réelle de son pays, par le Juif…
Le ratio de toute l’Histoire, c’est-à-dire de toute vue
progressiste, libérale ou révolutionnaire de l’Histoire, est récusée avec
véhémence comme un pur artifice. Rozanov a une image pour exprimer ce dégoût
des grands projets historiques : la Russie de Pierre le Grand, de Tolstoï,
des radicaux, c’est-à-dire une Russie gelée, froide, propre, « bien
balayée », c’est-à-dire protestante, donc allemande. « La Russie avec
le balai et sans icônes, ce n’est plus la Russie, mais l’Allemagne. »
La Russie de Rozanov, la vraie, est une Russie sale,
chaude comme une bête, comme un ventre. Rozanov a d’ailleurs des expressions
similaires pour dire cette Russie « informe » et pour célébrer
« l’inachèvement » des organes génitaux, seule partie,
« indéfinie » du corps, sauf dans l’acte…
Le culte rozanovien du biologique et de la semence ne bute que sur un seul obstacle, mais partout présent : la mort, la mort, qui vainc toute raison, toute mathématique et pour qui « deux et deux font zéro. » Sa haine de la mort lui fait récuser le maigre espoir spiritualiste de la résurrection, et plus encore de l’immortalité de l’âme : « Je veux arriver dans l’au-delà avec mon mouchoir. » Cette formulation paradoxale indique le primat absolu de la vie « humide », avec ses humeurs, ses laideurs, ses « rhumes. »
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