À l’étroit

 

Ill. : Nikolaï Getman. Source : L’arbre du bien et du mal de Varlam Chalamov, in. Russie-Europe, la fin du schisme, études littéraires et politiques (1991) par Georges Nivat, éditions L’Âge d’Homme, collection Slavica, relecture dix ans après.

Varlam était le plus jeune fils, mais pas le préféré : il n’était pas chasseur, avait le vertige, il se sentait partout à l’étroit.

« De toute façon, écrit-il dans le Quatrième Vologda, je me sentais à l’étroit : à l’étroit sur la malle où j’ai dormi bien des années dans mon enfance, à l’école comme dans ma ville natale. À l’étroit encore à l’Université de Moscou, à l’étroit toujours dans la cellule d’isolement de la prison de Boutyrki. J’avais sans cesse l’impression de ne pas avoir fait quelque chose, de ne pas avoir eu le temps de faire ce que j’aurais dû faire, de n’avoir rien fait pour l’immortalité, comme Don Carlos pour ses vingt ans, chez Schiller. J’étais en retard dans la vie, non pour toucher ma part du gâteau, mais pour prendre part à la fabrication de la pâte, à ce levain ivre. Même dans ma famille, tout finit par une débâcle : j’ai payé de vingt-deux ans d’emprisonnement le conflit entre les intérêts de la famille et deux de l’État. Malheureusement, en toutes circonstances, le choix se faisait en faveur de l’État, bien que cela n’eût jamais sauvé personne. »

On a l’impression que ce diagnostic amer porte sur toute la vie russe. Le jeune Varlam cessa de croire en Dieu : il voulut faire tout l’inverse de son père et « il s’est tout à coup révélé que la hotte du Père Noël était vide. » En lisant ces pages brûlantes de regret et de dépit, on sent à quel point, Chalamov est fils de la vie russe, du rêve avorté de l’intelligentsia russe si intimement liée à la religion russe, au millénarisme russe. Dostoïevski et Leontiev avaient chacun prédit la catastrophe qui menaçait cette rêverie russe mais Dostoïevski et Leontiev n’étaient pas les auteurs de l’intelligentsia russe, et pas non plus d’un pope progressiste, ami des réfugiés politiques de Vologdia. « Mon père fut incapable de comprendre cette chose primordiale qui advint au pays, qu’aucun futurologue de l’intelligentsia russe n’aurait pu prédire, bien qu’elle eût pourtant été annoncée et pressentie… Un aveugle a du mal à atteindre la vérité quelle qu’elle soit. »

Les annotateurs de l’édition russe de ce texte ont été gênés par certaines assertions de Chalamov sur l’Église vivante de Vvedenski ; ils ont corrigé Chalamov lorsque celui-ci affirme qu’en définitive Nicolas I a repris le programme des décembristes après les avoir pendus. Il y a en effet des généralisations contestables dans ces réflexions à l’emporte-pièce, mais quelle énergie de pensée. « Le décembrisme sans décembristes… » telle lui semble être la fatalité de la Russie, c’est-à-dire la destruction de tous les héros et la confiscation de leur idéal.

Chalamov a réussi a faire magnifiquement revivre ce père vaniteux et tragique, sa mère soumise et victime, ses frères aux destins contrastés. La Vologda qu’il décrit, cette « quatrième Vologda » après l’historique, la territoriale, et celle de la relégation, c’est la sienne ; et les yeux du petit garçon qui regardait les trompettes des anges sur les fameuses fresques que Roubliov a peintes à la voûte de la « cathédrale froide » étaient des yeux plus qu’avides, légèrement fous.

D’Ivan le Redoutable qui renonça à en faire une capitale parce qu’une brique se détacha de la voûte et lui tomba sur le pied, aux innombrables proscrits qui représentaient le rêve occidental et socialiste de la Russie, Vologda est maintenant devenue la Vologda de Chalamov, sa Vologda, la quatrième, celle d’un vieux pope aveugle qui répond à un de ses fils qui lui demandent pourquoi il dort tant : « Petit sot, répondit le prêtre, c’est que dans le sommeil — j’y vois » et jusqu’à sa mort, le fils ne put oublier ces mots.

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