« Stouchiévat’sia »

 

Source : Dostoïevski face à la mort, ou le sexe hanté du langage par Julia Kristeva, éditions Fayard.

En retrouvant Dostoïevski en français, je suis tombée, dans le Journal d’un écrivain de 1877, sur la fortune d’un néologisme de son cru, introduit dans Le Double (1846) et abondamment utilisé depuis par Tourguéniev, insupportable rival admiré : stouchiévat’sia (« disparaître », « s’anéantir », du russe touch’, en allemand Tusch, désignant l’encre de Chine)

L’étudiant ingénieur qui s’appliquait à dessiner diverses épures, plans et constructions militaires, tracées et lavées à l’encre de Chine, excellait dans l’art de « dégrader un plan sombre au blanc et au néant » : « Insensible effacement dans le non-être », tel est le sujet évasif et fuyant que le jeune Dostoïevski était. Son néologisme révélait, à qui voulait l’entendre, l’excitation exquise retenue dans le geste écrit, le son exténué de sa voix gravées dans le plan de la langue maternelle, la volupté d’être « la plaie et le couteau », le stylet acéré qui me scarifie, maîtrise-effondrement conjugués, ou comment « s’anéantir avec fluidité. »

Mais ce n’est ni un « élégant lavis », ni une peinture sur soie chinoise que le stouchiévat’sia produit sous la plume de Dostoïevski. Ce mot imprègne les pitoyables étreintes de M. Goliadkine aîné avec son double, M. Goliadkine cadet (Le Double) : il suinte dans le « péché » qui les taraude, chatouille le « regard » qui fuit, frôle la foule qui les « entoure », puis s’enfonce avec délectation, comme un « pâté dans la bouche » de son ombre, substitutive ordure…

Dans la polyphonie discrète de ce néologisme, j’ai alors perçu ce que le Journal d’un écrivain ne disait pas, mais que la crue romanesque de l’œuvre tout entière insidieusement charriait : triomphante expansion des phrases lâchées à bout de souffle (touch signifie aussi « fanfare » en russe) ; convulsive sarabande des corps consumés (« toucha » renvoie à la chair et à la viande) ; « touchit’ » veut dire « étreindre » ou « étouffer » ; séductions, appâts et voluptés des prises ; ou caressante technique picturale. En français, « toucher » se fait charmeur quand on est « touché/touchant » ; mais devient libertin dans « faire une touche. » Irréfragable jouissance de l’écriture.

La jeune étudiante en philologie française et littérature comparée ne savait pas qu’elle était captive de ce stouchiénié / stouchiévat’sia. J’étais sonnée, déconcertée. Et j’ai couru retrouver mes La Fontaine, Voltaire, Hugo qui devaient me mener à Blanchot, au Nouveau Roman, à Sollers. Un exil autrement épuisant que le bagne avec sous-sol dans les nuits blanches de Dostoïevski. Coupante ivresse de l’exotisme, lucide sublimation à la française, en français et la liberté risquée comme unique transcendance.

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