Pris sur Academia.edu. Hôtes d’outre-espace : aspects ésotériques de la science-fiction soviétique par Matthias Schwartz, in. The New Age of Russia, occult and esoteric dimensions, traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended.
Il y a bien des choses qui sont secrètes dans nos
sciences et dans nos techniques, mais il existe aussi un grand nombre de thèmes
interdits… Cela signifie-t-il pour autant que nous n’ayons pas le droit de
montrer au public quelles sont les limites de ce secret ? Non, dans toute
question, tout problème, même les plus difficiles, nous pouvons indiquer au
lecteur comment résoudre la tâche ; en évitant la vulgarisation, nous
pouvons montrer comment une idée est apparue car une idée ne peut jamais
demeurer secrète, même si ce qu’elle entraîne et permet de produire reste un
secret.
Boris Liapunov, discours à l’Union des Écrivains,
avril 1951
*
Introduction.
Bien que le sujet
de cet article ait souvent été négligé dans le domaine des études littéraires
et culturelles, la science-fiction ou fantaisie scientifique, en russe « nauchnaïa
fantastika », a joué un rôle fondamental dans l’élaboration d’une
« pensée occulte » [dans le sens d’hétérodoxe] dans la Russie
soviétique et postsoviétique. Au cours de la période stalinienne puis lors du
Dégel, la science-fiction représentait un genre où il était encore possible d’exprimer
des idées hétérodoxes par rapport à la ligne officielle du Parti.
Ce phénomène fut
encouragé par deux circonstances. D’une part, après le premier Congrès des
écrivains soviétiques (1934), la SF fut reléguée parmi la littérature pour
enfants et la vulgarisation scientifique, ce qui impliquait une moindre surveillance
que pour la littérature dite « sérieuse. » D’autre part, l’intérêt
communiste pour les possibilités offertes par le progrès scientifique
prédisposait la SF à des franchissements de frontières entre la pensée
« parascientifique » et de nouvelles manières de voir le monde.
Un des thèmes les
plus importants, sinon central, par lequel cette hétérodoxie venait à
s’exprimer était, depuis les années 50, celui de la rencontre avec « des
formes de vie ou d’énergie extraterrestres », ce que l’on peut regrouper
sous la rubrique « les Hôtes venus de l’espace. »
Pendant la période
dite du Dégel, sous la présidence du Parti par Nikita Khrouchtchev, ces
rencontres du troisième type répondaient à la mode des premiers Spoutniks et
des vols de Gagarine, mais d’autres facteurs eurent une influence, comme les
mouvements de décolonisation du Tiers Monde. On peut donc dire que la SF
représentait un genre très populaire, jusqu’à la fin de l’ère soviétique, à la
fois parce qu’il était essentiellement matérialiste et athée et parce qu’il
constituait un canal d’expression allégorique.
Comme le remarquait
en 1951 le critique et vulgarisateur scientifique Boris Liapunov : « Même
si certaines idées étaient interdites, les auteurs de SF trouvaient toujours
bien un moyen de montrer au lecteur comment résoudre la tâche. »
Les « Pinkerton
communistes » : orientation anti-ésotérique de la littérature
d’aventure scientifique. (1920)
La première SF
soviétique, pleine de suspense, d’aventures et de récits d’action, était très
éloignée de la pensée hétérodoxe. Au contraire, les paradigmes
parascientifiques ou religieux y étaient le plus souvent tourné en ridicule, ou
expliqués scientifiquement.
Cette tendance
avait une longue histoire : elle commence avec l’apparition de récits
consacrés aux aventures commerciales, dès le second tiers du dix-neuvième
siècle, et qui contribuaient à former les représentations de la classe urbaine
lettrée sur les périls liés aux défis du monde moderne. Il s’agissait moins
d’édifier ou d’impressionner le lecteur que de l’éduquer ; cette
littérature atteignit son climax dans les années qui précédaient la révolution
de 1905 et elle entra dans l’histoire sous l’appellation « littérature
Pinkerton » à la suite d’une polémique lancée par le critique Kornei
Chukovsky, ce denier n’y voyant qu’une sous-littérature, de très mauvais goût
et primitive.
Après la césure de
la Première Guerre mondiale, de la Révolution et de la Guerre civile, cette
littérature connut un regain d’intérêt dans les années 20 lorsque des éditeurs
spécialisés lancèrent des magazines, des livrets, des romans-feuilletons qui
allaient rendre au genre sa popularité dans la période pré-soviétique. En 1922,
Nicolas Boukharine encouragea la création d’un « Pinkerton communiste »
alors que la Révolution semblait gagner le monde.
Pendant la
Révolution, un grand nombre de ces récits recourait aux modes intellectuelles
de l’avant-garde moscovite et pétersbourgeoise. Ces cénacles s’étaient lancés
dans une grande révolution politique des arts et des lettres et prétendaient se
débarrasser de « l’héritage conceptuel bourgeois » afin de produire
une révolution épistémologique. Leur « rêves révolutionnaires »
rejetaient toutes les normes et formes établies pour anticiper sur des thèmes
« parascientifiques » ou hétérodoxes et on retiendra les noms
d’Alexander Gastev, d’Alexander Bogdanov, de Vladimir Bekhterev, de Bernard
Kazhinsky, de Nicolas Fedorov et de Konstantin Tsiolkovsky.
Les
« Pinkerton communistes » se servaient de spéculations scientifiques
comme de moyens de dramatisation ou de parodie. La littérature d’aventures
fantastiques des années 20 visait moins à la vulgarisation qu’à la satire sous
forme tabloïde de « l’hypertrophie de l’intellect. »
Parmi les auteurs
les plus populaires, Marietta Shaginian, sous le pseudonyme de Jim Dollar,
composa une trilogie intitulée « Mess Mend ou les peu communes
tribulations des Yankees à Pétrograd » dans laquelle elle parodiait
les concepts de dégénérescence biologique et psychologique ou les phénomènes
d’hypnose de masse, mais aussi le concept de travail chez Alexei Gastev. Par la
suite, en 1956, Shaginian livra une version plus proche du « réalisme
socialiste » pour en faire une dénonciation plus générale du système
capitaliste.
En fait, Shaginian
venait de la littérature mainstream et représentait plutôt une
exception ; à l’époque, le genre était dominé par des auteurs tels que
Mikhaïl Grieli, Viktor Gontcharov ou Vladimir Orlovsy, tous aujourd’hui bien
oubliés. Dans leurs histoires, les super-méchants assoiffés de pouvoirs, qu’ils
opérassent en Russie ou dans les pays capitalistes, se servaient de techniques
yoguiques pour lire dans les esprits, pour manipuler les foules par télépathie
et pour vampiriser « l’énergie psychique » qu’ils accumulaient
ensuite dans de vastes structures pyramidales, « des machines
d’épouvante », capables de provoquer des épidémies parmi des foules en
panique.
Michail Girelis,
pseudonyme de Michail Osipovic Pergament, publie en 1926 Le Crime du
Professeur Zvezdochetov, « Prestuplenie professora Zvezdochetova »,
qui se déroule dans un cadre typique : un laboratoire médical de province
et qui pousse jusqu’à l’absurde les postulats psychiques du cosmisme.
Au moyen du yoga,
de l’optique et d’un appareillage physico-chimique, le professeur d’astronomie,
« Zvezdochet », tente de percer à jour le secret de l’origine
de « l’énergie cosmique. » Pour ce faire, il commence par pénétrer
psychiquement dans l’esprit de son assistant puis de sa femme, ce qui lui
procure une félicité érotique — que l’auteur exprime sous une forme très
allusive — mais qui ne lui révèle aucun savoir secret, ni grande idée. Au
contraire, ses expérimentations provoquent la mort de deux femmes et le
professeur se retrouve devant le juge, accusé d’un double meurtre.
Ce traitement
sensationnel de la pratique « scientifique » demeure à peu près
semblable jusqu’en 1928, lorsque ce courant littéraire se retrouve sous les
feux de la critique, dénoncé comme un « divertissement
contre-révolutionnaire idéaliste de contrebande. » La polémique se
concentre alors sur le terme « fantaisie scientifique » :
peut-on recourir à ce type de récit pour célébrer le développement industriel
et le progrès scientifique ? En 1932, les principaux éditeurs de romans et
de magazine doivent fermer et lors du Premier Congrès des auteurs soviétique,
le genre n’est quasi pas abordé.
Rayons
nécrobiotiques et générateurs de miracles : les débuts de l’ésotérisme
dans la science-fiction stalinienne.
À l’aube du Premier
Congrès des écrivains soviétiques (1934), lorsque la conceptualisation d’une
littérature soviétique était encore en cours, la reformulation d’une
littérature de divertissement occupa un rôle central dans les débats. Pourtant,
au départ, toutes les littératures d’évasion avaient été liquidées, mais cette
approche ne rencontra aucun soutien ni chez les auteurs, ni les éditeurs et encore
moins parmi le lectorat, de sorte que, dès le milieu des années 30, la
« fantaisie scientifique » était reléguée parmi les ouvrages pour la
jeunesse ou infantiles, ce qui lui conférait un double statut.
D’une part, le
réalisme socialiste visait à populariser la science parmi le public et d’autre
part, les autorités attendaient du genre qu’il anticipe le développement des
sciences « sur un mode mythologique ou folklorique », selon la
définition de Maxime Gorky. Dans son discours inaugural au Congrès des
écrivains, ce dernier rappelait que les légendes et les mythes populaires
avaient toujours mis en scène des objets magiques ou merveilleux, comme des
tapis volants ou des bottes de sept lieues, et qu’il s’agissait avant tout d’une
fantasmagorie destinée à exprimer ce qui manquait pour améliorer à la misérable
existence des moujiks. [La SF devait combler ce manque, du moins créer des
représentations populaires qui mèneraient aux conditions de possibilité
effectives.]
Ce sont précisément
ces parti-pris qui, dans les années 30, inspirèrent à l’important critique,
archiviste, éditeur et auteur pour la jeunesse Alexander Ivitch (1900-1978), un
essai, réédité à de nombreuses reprises, [Aventuriers et inventeurs], « Prikliucheniia
izobretenii. » Selon lui, les lois immuables de la nature, que la
science bourgeoise prétendait divines, devait être remises en question et ce
scepticisme allait ouvrir la voie à des interprétations hétérodoxes qui
expliqueraient comment l’homme pourrait gagner les secrets de la nature.
Dans les années 30,
la science-fiction russe se concentrait sur le domaine de la physique. Entre
1939 et 1940, Youri Dolgushin, par la suite un fervent défenseur de Lyssenko,
publia son premier roman de « fantastique scientifique », le Générateur
de Merveilles, « Generator Chudes », dans les colonnes du
magazine scientifique Tekhnika molodezhi. La physique et la biologie y
sont convoquées pour expliquer l’origine de la vie et le fonctionnement du
cerveau. Les deux protagonistes sont des scientifiques : le jeune
ingénieur radio Nicolas Tungusov, qui réalise des expériences sur les ondes
électromagnétiques dans son laboratoire privé et le chirurgien et physiologiste
Professeur Ridan, qui étudie le cerveau dans sa villa privée de Moscou.
À la suite d’une
rencontre fortuite, les deux hommes se rendent compte de la complémentarité de
leurs recherches et ils entreprennent de créer un Générateur de Miracles. Ils
possèdent encore les traits des savants fous du dix-huitième et dix-neuvième
siècle qui vivent en marge et qui poursuivent secrètement leurs obsessions.
Ainsi, Tungusov n’a ni parents, ni femme, ni enfant ; il vit avec seul
avec sa tante, ne s’intéresse aucunement au travail en usine et poursuit
solitairement « la tâche sacrée » de ses recherches, le soir, à la
nuit tombée. Quant au professeur Ridan, il vit tout autant à l’écart, avec sa
fille ; tous deux bénéficient de la protection du NKVD et sont
menacés par leurs rivaux ou par des espions allemands.
« Le
professeur disparut dans un vaste corridor. Son atelier l’accueillit par un
vaste cercle de lumières concentrées dans le Générateur de Miracles auprès du
dispositif Vikling, au milieu de la pièce… Ridan referma la porte à double tour
derrière lui… Il faisait jour lorsque tous deux ressortirent, complètement
épuisés par leurs innombrables expérimentations. »
En quoi consistent
ces expérimentations ? Le lecteur n’en saura rien. Le Générateur de
Miracles peut non seulement recevoir et transmettre des messages télépathiques
sur de grandes distances, mais, avec l’aide de « rayons de vie »,
guérir les maladies et ramener les morts à la vie.
Le roman de
Dolgushin s’inspire, sous une forme librement spéculative, des recherches
réelles sur les ondes du cerveau humain et les tentatives de réanimations
biophysiques sur des êtres vivants congelés. Après la mort de Bekhterev (1927),
qui officiait pour l’Institut de Neurologie de Léningrad, les recherches sur la
télépathie furent poursuivies par Leonid Vassiliev (1891-1966) entre 1932 et
1937. D’autre part, vers la même époque, Sergueï Turlygin enquêtait sur les
rayonnements électromagnétiques du cerveau dans son laboratoire de biophysique
de l’Académie des Sciences, sous la direction de Petr Lazarev (1878-1942) mais
leurs domaines de recherche respectifs ne semblent pas s’être croisés.
Au contraire des
« Pinkerton communistes » des années 20, la télépathie et la
résurrection des morts ne sont plus simplement traités comme des motifs de
divertissement mais sont nimbés de l’aura d’un savoir mythique et sacré qui
laisse augurer d’une meilleure compréhension du genre humain. Les songeries,
« mechty », du Professeur Ridan ont néanmoins un côté plus
inquiétant lorsqu’elles portent sur les « rayons nécrobiotiques »
captés par le cerveau des mourants pour être ensuite transmis télépathiquement
à leurs proches à des kilomètres de là :
« Cette
découverte nous rapproche d’un des plus grands secrets… la mort. La mort peut
être ressentie à une énorme distance et provoquer des hallucinations qui
ressemblent à celle d’une personne à l’agonie et provoquer des paniques, des
dépressions nerveuses, ou simplement une sensation de gêne insupportable, sans
pour autant savoir d’où ces impressions funestes proviennent. »
Ces « secrets
les plus intimes de la nature » évoquent d’autres secrets refoulés au
cours de la Grande Terreur de la fin des années 30. Les rayons nécrobiotiques
symbolisent les purges au cours desquelles des milliers de Russes disparurent à
l’époque du roman. D’autre part, bien que le thème de la surveillance policière
étatique et de la manipulation par les médias ne soit pas explicitement traité,
les expériences du Professeur Ridan sur le contrôle mental y font discrètement
allusion.
En somme, les
conceptions hétérogènes, divergentes de la ligne du Parti, venaient à
l’expression dans des discours ambigus où rayons de la mort et promesse de
résurrection se côtoyaient et c’est cette même ambivalence que l’on retrouve
dans les écrits d’Alexandre Béliaev ou de Gregory Grebnev, ainsi que chez Ivan
Effremov et Alexandre Kazantsev.
Toungouska et bombe
atomique : rencontre extraterrestre dans l’après-guerre.
Au cours de
l’entre-deux-guerres, la science-fiction avait trouvé un canal d’expression
dans la littérature jeunesse où la censure relâchait quelque peu son emprise. Pendant
la Seconde Guerre mondiale, le sujet pénétra la presse généraliste, notamment
la Komsomol’skaïa pravda ou la Literaturnaia gazeta.
Les sections
provinciales de L’Union des Écrivains recevaient des soumissions libres,
« samotek », qui étaient ensuite envoyées au bureau central de
Moscou et c’est ainsi qu’en 1946, cet organisme reçut une soumission de sa
filiale Kirghize avec une demande de critique. Comme il n’y avait aucun
spécialiste de la Science-Fiction, la soumission ne fut pas immédiatement prise
en compte, puis à l’automne de la même année, Alexander Kazantsev se pencha sur
le manuscrit Problèmes de paix, « Problemy mira. »
Ce roman de Trophim
Kukianovic Antonov, ingénieur de Frounzé, décrit une civilisation préhistorique
apparue voici 35.000 et dont les membres vivent souterrainement pour se
protéger de la faune sauvage, formant une société qui associe des traits
chrétiens (sic) et socialistes : la séparation des sexes, l’euthanasie des
enfants difformes, le culte des ancêtres, le tout sous la direction d’un
conseil des anciens. Kazantsev fronça les sourcils devant ce mélange peu
orthodoxe, d’autant que le style était plutôt pauvre et truffé de lieux
communs. Antonov s’offusqua de cette réception, pourtant compréhensible dans le
contexte politique, et se fendit d’une longue lettre au « Patron de
l’Union », Marshall Kliment Voroshilov, lui demandant son aide.
Antonov n’en
démordait pas : la réhabilitation du Christ sous les traits d’un
« Grand Humaniste » était bel et bien un sujet à traiter : selon
lui, l’église avait falsifié le message original du Christ, le « premier à
préconiser le royaume de l’égalité sur Terre, cette société vers laquelle le
Grand Humaniste I. V. Staline menait l’humanité d’une main de fer. » Selon
Antonov, les critiques illettrés de l’Union des Écrivains n’avaient pas saisi
le message.
« Dépeindre le
christianisme comme je le fais dans mon roman est de la plus haute importance
pour nous les communistes, et même profitable, dirais-je, car c’est là frapper
l’hypocrisie de notre pire ennemi, la caste des prêtres, et nous donner
l’avantage sur eux. »
Au bout du compte,
le Président du Conseil des Ministres de l’U.R.S.S. fut contraint d’intervenir
dans la polémique et il demanda à ce que le manuscrit soit reconsidéré, mais
après une réécriture de l’auteur. L’Union refusa cette requête mais tous ces
événements nous montrent à quel point le statut de la science-fiction était
alors incertain. En fait, les soumissions de ce type n’étaient pas si rares,
mais la science-fiction restait associée à l’hétérodoxie, à des spéculations
qui dépassaient les limites des discours officiels et qui, éventuellement,
pouvaient renfermer une connotation idéaliste ou spiritualiste, en tout cas,
contraire à la ligne du Parti.
Alexander
Kazantsev, (1906-2002), le critique de l’Union des Écrivains, avait étudié à
l’Institut Polytechnique de Tomsk et travaillé comme ingénieur avant de
commencer à écrire de la science-fiction vers le milieu des années 30 tout en
restant actif dans le domaine scientifique, puis de s’occuper du pavillon
soviétique lors de l’Exposition universelle de New York.
Au cours de la
Grande Guerre patriotique, Kazantsev s’impliqua dans la production industrielle
et aurait même travaillé comme espion sur le projet V-2 des Allemands, avant de
se consacrer entièrement à la littérature et c’est ainsi qu’il devint le
critique chargé de la science-fiction dans la rubrique « Nauchnokhudozhestvennaia
literatura. » Représentant de la littérature soviétique à l’étranger,
partisan des canons esthétiques staliniens, pourvu de bons contacts au sein du
Politbureau, il allait devenir un des principaux opposants aux frères
Strougatski.
La première œuvre
de Kazantsev est un scénario intitulé Arenida coécrit avec Israël
Shapiro, le fondateur de l’Institut Scientifique de Leningrad et qui serait
acquis par la suite par le studio Mezhrabpomfilm en février 1936.
Arenida se déroule en 1940 lorsqu’une météorite éponyme fonce
vers la Terre et menace de la détruire. La panique gagne l’Occident où tous se
préparent à la fin du monde et où règnent le chaos et la violence. Pendant ce
temps, en Union Soviétique, les scientifiques assemblent un accumulateur
d’énergie atomique, invention issue d’un effort collectif grâce à laquelle ils
comptent repousser la météorite.
Trois jours avant
la date prévue de la collision, le canon atomique pulvérise l’envahisseur
« en milliers de particules qui brûlent dans une explosion de lumière
jaune. » La fin du monde est conjurée : « Un incroyable
feu d’artifices s’étendit dans le ciel comme si un marteau s’était abattu sur
le soleil, projetant des étincelles, des éclairs, des fontaines de lumières qui
cascadaient depuis les hauteurs. »
Le scénario ne
servait pas uniquement de propagande scientifique mais renfermait également des
allusions apocalyptiques ; en tout cas, il reçut un vif succès public mais
une forte critique interne. Dans la Pravda de 1938, la premier
secrétaire du Komsomol, Alexandre Kosarev (1903-1939) dénonça les
« illuminés » qui avaient prophétisé une « fin du monde
imminente » provoquée par une « pierre tombée du ciel » (Pylaiuschii
ostrov) ce qui n’empêcha pas Kazantsev d’adapter son scénario en roman,
sous le titre L’Île en feu, « Pylaiuschii ostrov »
(1940) au prix de changements majeurs dans l’intrigue.
À présent, dans
cette nouvelle mouture, il n’était plus question d’une météorite, mais d’une
arme secrète des Occidentaux capable de mettre le feu à l’atmosphère terrestre.
À mesure que la censure se relâchait au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale, Kazantsev persévéra dans cette thématique et écrivit d’autres textes
sur des visiteurs venus d’ailleurs, notamment des rayons cosmiques qui, cette
fois, permettent à l’humanité d’évoluer favorablement.
En Janvier 1946,
soit à peine un an après la première bombe atomique, le magazine Vokrug
sveta publia une hypothèse, « rasskaz-gipoteza », de Kazantsev
intitulée L’Explosion, « Vzryv » : l’histoire traite de
l’explosion dans la Toungouska, région de Sibérie où une météorite se serait
écrasée en 1908, un thème populaire dans les années 20 qui fut popularisé par
le magazine Vsemirnyi sledopyt par le scientifique Leonid Kulik (1883-1942)
parti à la recherche des débris du mystérieux aérolithe, dans la taïga.
Kazantsev prend
pour point de départ un rédacteur en chef de magazine pour la jeunesse qui se
souvient d’une randonnée en bateau le long de la rivière Toungouska à travers
la taïga, en 1908, alors qu’il était enfant et dont il garde un souvenir quasi
mystique. Après cette introduction, le 3 avril 1945, le narrateur reçoit la
visite d’un ethnographe et d’un physicien qui souhaitent chacun entreprendre
une expédition dans la même région pour démontrer ses récentes hypothèses.
L’ethnographe
cherche à prouver que les indigènes de Sibérie sont les descendants des Noirs
africains alors que le physicien affirme qu’en 1908, c’est une météorite qui a
provoqué une réaction nucléaire en chaîne. Une fois sur place, ils
s’aperçoivent que les Evenks, la tribu qui vivait sur le site à l’époque, ont
tous dépéri des suites d’une étrange maladie. Une seule femme a survécu, une
chamane à la peau noire, seulement vêtue d’un pagne.
Lorsque le physicien
lui demande si elle a entendu parler du programme de recherche spatiale
soviétique, elle s’effondre mais avant de mourir, elle adresse un ultime
message aux enquêteurs, en emportant son secret dans la tombe. Les chercheurs
en autopsiant son corps découvrent que son cœur est placé du côté droit et non
gauche. Décidément, ces indigènes sibériens ne proviennent pas d’Afrique :
« Il n’est pas impossible que
l’explosion de 1908 ne soit pas celle d’une météorite d’uranium, mais d’un
vaisseau spatial propulsé par cette énergie. »
La rencontre avec
la chamane, la découverte de son étrange anatomie, de ses pouvoirs de
guérisseuse et ses mélopées préhistoriques laissent une forte impression aux
deux scientifiques. Voici comment l’un d’eux décrit cette première rencontre du
troisième type, qui a lieu, coïncidence, au même moment que le largage de la
première bombe atomique par les Américains sur Hiroshima et sur Nagasaki.
« L’étoile
du matin brille, nimbée d’une fine auréole à mesure qu’elle descend sur la
crête de la forêt. La Chamane et ses compagnons se tenaient au milieu de la
lande, les bras levés. Ensuite, j’entendis un grondement sourd, long, puis ce
fut comme si la forêt répondait en écho la même note, mais plusieurs notes plus
hautes. L’écho, de plus en plus fort, modulait la même indéfinissable mélodie
et je compris que la Chamane psalmodiait. Et c’est ainsi que débuta un étrange
duo, entre la voix de la femme et l’écho de la forêt, où leurs voix respectives
se mêlaient en une inexplicable, mais sublime harmonie magique. Lorsque le
chant de la terre se termina, je ne pouvais plus, je ne voulais plus bouger. »
Cette
« mélodie indéfinissable » envoûte les visiteurs et les plonge dans
le « temps sacré » dont parlait Mircea Eliade. D’autre part, l’étoile
du matin, dans le christianisme, symbolise à la fois le Christ nimbé de lumière
et Lucifer, l’ange déchu. On peut y lire l’ambivalence de l’auteur vis-à-vis de
l’énergie nucléaire, à la fois à l’origine d’un astronef et d’une bombe, en
tout cas d’une épiphanie, pour le meilleur ou pour le pire.
À l’époque de
Staline, Kazantsev ne fut pas le premier à imaginer un lien entre les rayons
atomiques, l’énergie nucléaire et la sagesse ancestrale. On peut citer Ivan Efremov,
fils d’un marchant de bois, qui travailla comme docker, puis comme marin avant
de rejoindre l’Armée rouge et d’entreprendre une carrière de paléontologue dans
les années trente, puis d’obtenir une récompense de Staline en 1952 pour ses
fouilles.
Pendant la Seconde
Guerre mondiale, alors qu’il est évacué en Asie centrale, Efremov écrit la
première de ses histoires au cours d’une période de maladie. Ces nouvelles
seront publiées dans les magazines de l’armée, Krasnoarmeets, Krasnoflolets
et Tekhnika molodezhi, ainsi que dans le périodique de littérature
générale Novyi mir — en 1946, l’ensemble avait déjà été publié en
recueil à plusieurs reprises.
La découverte de
merveilles de la nature et de leurs répercussions spirituelles y jouent un rôle
prépondérant. Ainsi, dans L’Observatoire de La Lumière du Désert,
« Observatoriia Nur-i-Desht » (1944), le narrateur rapporte
comment, suite à une blessure, il a été évacué en Asie centrale, au beau milieu
du désert où, par hasard, il rencontre un vieux professeur et sa jeune
assistante Ouzbek qui viennent d’exhumer un ancien observatoire, « La
Lumière du Désert. »
Un état de fatigue
prolongé, des discussions avec l’assistante au coin du feu, et un vase
phosphorescent mènent le narrateur à la conclusion que le site doit être
construit sur un matériau radioactif, lequel induit des effets euphoriques sur
les indigènes ainsi qu’un ciel nocturne particulièrement bien dégagé où les
étoiles brillent de tous leurs feux :
« Et
soudain, je compris que tout cela n’était dû qu’au radium : si le radium
n’avait pas été présent, cet enchantement n’aurait pas eu lieu… »
La Lumière du
Désert n’a pas seulement guéri les blessures du narrateur mais elle a aussi
ramené son âme à la vie. Il est tombé amoureux de la belle assistante
Tania :
« Tania,
mon amour, mon âme a retrouvé la vie, elle s’est ouverte à toi. À ces mots,
elle se leva et courut dans mes bras. Ses yeux bleus reflétaient la lueur
cendrée des étoiles et au-dessus de nous, la constellation du Cygne étendait
son long cou pour un vol éternel, à travers les nuages scintillants de la Voie
lactée. »
Les rayonnements
radioactifs ne sont plus des armes de destruction, mais des forces
bénéfiques : « Qui sait quels autres rayonnements nous
parviendrons à trouver et à comprendre. »
Quelques années
plus tard, en 1947, Efremov reformula cet intérêt pour les rayonnements
cosmiques dans Les Astronefs, « Zvezdnye korabli. » Bien que
la représentation qu’ils donnent de la science et des scientifiques soit assez
éloignée de la politique officielle soviétique, la thématique des visiteurs
extra-terrestres restait présente dans la presse de vulgarisation.
Ainsi, en 1950, le
magazine Znanie sila publia un résumé de Des profondeurs de l’univers,
« Iz glubiny vselennoi », par Boris Liapunov, lequel reprenait
l’hypothèse d’un crash d’astronef pour expliquer l’explosion de la Toungouska.
Six mois plus tard, Tekhnika Molodezehi publiait une autre histoire par
Alexandre Kazantsev, « L’Invité du cosmos », Gost iz
kosmosa, consacré à cette même hypothèse et qui évoquait la possibilité
d’autres formes de vie dans l’espace, les canaux de la planète mars et
d’éventuels vols habités sur d’autres planètes.
En cinq ans, le
prodige de la Toungouska, « Tungussko divo », était donc
devenu un sujet littéraire et l’hypothèse extraterrestre circulait également
parmi le monde scientifique, au point que l’Académie des Sciences Soviétiques
dut intervenir auprès de l’Union des Écrivains pour cesser de diffuser des
« idées délirantes sous le camouflage d’affirmations scientifiques
établies. » À l’automne 1951, le Comité exécutif de l’Académie des
Sciences et le Département scientifique du Comité central du Parti communiste
d’Union soviétique intervint pour interdire toute publication sur le sujet.
Cet intérêt pour
les phénomènes célestes s’inscrit à la suite de la première observation d’Objet
Volant Non Identifié, en 1947, aux États-Unis. Toutefois, en U.R.S.S., la
thématique des enlèvements par des extraterrestres ne semble pas avoir pris les
mêmes proportions que dans la culture pop américaine.
D’autre part, lors
de l’époque du Dégel, quand le thème de la Toungouska passerait dans la culture
populaire ufologique, ses origines littéraires des premières années
d’après-guerre auraient largement été oubliées.
De Spoutnik à
Stalker : fiction philosophique après le Dégel.
Le lancement du
premier satellite Spoutnik et les vols soviétiques habités dans l’espace
renouvelèrent l’intérêt pour l’exploration spatiale dans la presse généraliste.
L’hypothèse d’une intelligence extraterrestre occupait un vaste spectre dans la
littérature de vulgarisation de l’époque.
Outre la
Toungouska, d’autres sujets refirent surface : « comment communiquer
avec des E.T. ? » En 1965, une délégation arménienne de l’Académie
des Sciences organisa un colloque international sur le sujet. Rien d’étonnant à
ce que la thématique du « premier contact » se déploie dans la
science-fiction de l’époque. De nombreux auteurs développèrent des modèles pour
expliquer comment le reste du monde avait suivi un autre chemin que le
communisme soviétique, soit pour des raisons religieuses ou politiques
dissidentes. Kazantsev procédait à une révision générale de l’histoire de la
Terre en la replaçant dans un contexte cosmique du développement de
l’intelligence. Efremov, lui, se focalisait sur une relecture « cosmique et holistique » de
l’humanisme soviétique et se concentrait davantage sur des « épiphanies
individuelles. »
Kazantsev demeura
le principal représentant de l’hypothèse extraterrestre de la Toungouska ;
en 1956, il réécrivit son roman Pylaiushchii ostrov qui connut cinq
éditions supplémentaires jusqu’en 1966, avant qu’il ne le réécrive de nouveau. À
la manière d’Erich von Däniken, il expliquait les mythologies sous forme d’un
évhémérisme extraterrestre et c’est lui qui popularisa l’expression
« cosmonautes de l’antiquité » (1961) tout en affirmant que
l’humanité descendait d’une « race solaire d’êtres intelligents qui
avaient colonisé l’univers. »
Le film La
Planète des tempêtes, (1961) « Planeta bur », réalisé par
Pavel Klushantev, se base sur le roman homonyme de Kazantsev et décrit une
mission spatiale pour Vénus, au cours de laquelle un scientifique soviétique
échange avec son collègue américain sur la possibilité d’une première visite
extraterrestre qui expliquerait le mythe de l’Atlantide. « La migration
de la vie dans l’espace est un phénomène aussi naturel que la dissémination des
graines par le vent… c’est une même souche d’être vivants qui se sont répandus
à travers le système solaire. »
Ivan Efremov
représente l’autre grand succès de la science-fiction soviétique. En 1957, il
publie La Nébuleuse d’Andromède, « Tumannost’ Andromedy, qui
décrit une utopie communiste interplanétaire du trente-quatrième siècle. Cette
science-fiction plus philosophique trouverait un répondant sous l’ère Brejnev
chez les frères Strougatski, mais aussi chez Mikhaïl Emtsov (1930-2003) ou
Eremei Parnov (1935-2009) mais était considérée avec suspicion et régulièrement
interdite. Emtsov et Parnov ont publié une série d’histoires qui présentent la
quête de secrets spirituels enfouis dans les mythologies des indigènes
d’Amérique latine : Le Dernier voyage du colonel Fosset, « Poslednoe
puteschestvie polkovnika Fosseta » (1964) ou La Larme de la Grande
cascade, « Sleza bolshogo vodopada » (1969)
Après la rupture de
leur duo d’écriture en 1970, Emtsov se tourna vers le milieu dissident et
entreprit une quête solitaire et privée, bouddhiste et chrétienne ; de son
côté, Parnov devint un correspondant étranger au Vietnam et en Inde pour le
compte de la Pravda et de la Literaturnaia gazeta où il se
spécialisa dans les sociétés secrètes et les religions alternatives tout en
dénonçant les charlatans et la superstition, ce qui lui valut d’occuper une
position influente à l’Union des Écrivains et d’obtenir une décoration du
Ministère de l’Intérieur. Néanmoins, ses œuvres portent une certaine influence
bouddhique dans leur conception cyclique de l’évolution du monde et d’une idée
transcendante du déterminisme du destin.
La thématique des
« visiteurs venus d’ailleurs » demeura le canal d’expression pour une
sotériologie mystique, comme dans le film d’Andréï Tarkovski, Stalker
(1979), inspiré des frères Strougatski, Pique-nique au bord du chemin, Piknik
na obochine (1972) On peut considérer ce film comme un tournant : il
dépasse le seul cadre de la science-fiction pour rejoindre les formes de
« haute culture » ; d’autre part, après Stalker, l’aspect
plus spirituel de la science-fiction commença à refluer.
L’hybris des œuvres d’Efremov et de Kazantsev postule que, par la « lumière de leur intelligence », les êtres humains s’élèveront à la sagesse divine, ce qui rejoint finalement certains courants de l’Orthodoxie. Si les Frères Strougatski ont toujours ramené leur thématique apocalyptique et spirituelle dans le cadre matérialiste et humaniste, les films de Tarkovski, au contraire, s’enracinent davantage dans une théologie et un système de croyance.
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