Source : En public, poétique de l’auto-design par Boris Groys, éditions P.U.F., collection Perspectives critiques.
En règle générale, toute documentation est suspectée
d’usurper la vie de manière inexorable, puisque chaque acte de documentation et
d’archivage présuppose la mise en œuvre d’un critère quant à la définition de
ses contenus, de sa situation, de ses valeurs, critère toujours discutable et
le restant nécessairement.
Par ailleurs, l’action de documenter provoque toujours
une disparité entre le document et les événements documentés, une différence
qui ne peut être jamais comblée ou effacée. Mais même si on parvenait à
développer une procédure susceptible de reproduire la vie dans son intégralité,
et en préservant son authenticité, on n’en aurait pas terminé avec la vie
elle-même ; on n’en aurait terminé qu’avec le masque mortel de la vie dès
lors que c’est la singularité de la vie qui en constitue la vitalité.
C’est pour cette raison que la culture d’aujourd’hui
est marquée par un grand malaise envers la documentation et l’archive, et même
par la contestation virulente de l’archive au nom de la vie. L’archiviste et le
bureaucrate chargé de la documentation sont très souvent considérés comme les
ennemis de la vraie vie, favorisant la compilation et l’administration des
documents morts sur l’expérience directe.
Le bureaucrate, en particulier, apparaît comme un agent de la mort, qui manie l’effrayant pouvoir de la documentation afin de rendre la vie grise, monotone, sans histoire, exsangue, en un mot, macabre. De la même façon, une fois que l’artiste se trouve lui-même concerné par la documentation, il court le risque d’être associé au bureaucrate, et se voit par conséquent suspecté d’être un nouvel agent de la mort.
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