Source : La Création littéraire chez Dostoïevski par Jacques Catteau, Bibliothèque Russe de l’Institut d’Études Slaves, tome XLIX
Dans L’Idiot, l’épilepsie est décrite sous tous
ses aspects. On est frappé à la lecture des pages qui lui sont consacrées par
leur vérité clinique : elles constituent, souvent terme pour terme, la
reprise des propres observations de l’auteur et des témoignages d’Anna et de
Strakhov. Prodromes et séquelles sont donnés de l’intérieur par Mychkine, la
crise tonico-clonique est vue de l’extérieur. C’est la conscience du héros qui
prescrit la méthode descriptive.
Les prodromes sont déjà connus : distraction
extrême, impossibilité de se concentrer et fuite de l’idée, confusion
perceptive des objets et des visages, oppression et étouffement (dramatisés par
l’orage qui se prépare), activité ambulatoire désordonnée, impatience :
tout cela est longuement décrit dans les pages qui précèdent la tentative de
meurtre de Rogojine et le déclenchement de la crise.
Celle-ci est dépeinte de la façon suivante :
« Il lui sembla tout à coup que quelque chose s’était ouvert devant
lui : une clarté intérieure extraordinaire illumina son âme. L’éclair
d’une demi-seconde peut-être, mais il n’en garda pas moins le souvenir lucide
et conscient du premier accent de l’effroyable hurlement qui s’échappa de sa
poitrine et qu’aucune force n’aurait pu réprimer, puis la conscience s’éteignit
instantanément et ce furent les ténèbres.
Il avait une crise d’épilepsie… On sait avec quelle
soudaineté se déclenchent les attaques d’épilepsie, du mal caduc. À ce
moment, le visage et surtout le regard s’altèrent d’une façon brusque et
extraordinaire. Des convulsions et des spasmes parcourent tout le corps et la
figure. Un long cri effroyable, qu’on ne peut imaginer ni comparer à rien,
s’arrache de la poitrine. Tout humain est aboli et il est impossible , du moins
difficile, pour un observateur, de concevoir que c’est le même homme qui l’a
poussé. On croirait plutôt que c’est un autre, logé à l’intérieur et qui
crie. »
Les séquelles, telles que les résume Mychkine, sont
l’état d’hébétude, la perte de la mémoire, la viscosité de la pensée (cours
logique de l’activité mentale interrompu, impossibilité de « réunir plus
de deux ou trois idées de suite »), tristesse intolérable… Tout cela, est,
pourrait-on dire, d’une authenticité banale, maintes fois décrite.
Mais l’écrivain s’est enhardi : la comitialité est
insérée dans une audacieuse orchestration et surtout, chargée de signification,
sans aucun lien avec le pathologique. Ainsi, l’activité ambulatoire n’est pas
si désordonnée qu’il y paraît : c’est parce qu’il est, au départ,
inconsciemment tiraillé entre deux pulsions que Mychkine semble errer, hésiter,
revenir et repartir. D’un côté, se rendre chez Nastassia Philippovna envers qui
il éprouve un sentiment de culpabilité ; de l’autre, échapper au péril
immédiat dont le visage obscur est symbolisé par les deux yeux qui l’épient
et l’objet à manche de bois de cerf qui le fascine, à la vitrine d’une
coutellerie.
L’angoisse morbide est vécue comme prémonition d’un
crime. Rogojine est là, tapi dans l’ombre, avec son couteau. Le pathologique
devient un ressort dramatique qui retarde l’effleurement de la lucidité et
l’effet théâtral. La tension est accrue par l’orage qui éclate soudain, et
l’obscurité redoublée des nuées, du couloir d’hôtel et de la niche où s’est
dissimulé Rogojine. L’effondrement épileptique, associé à la tentative de
meurtre, est dramatisé au possible : le corps du prince, agité de
« convulsions », de spasmes et de soubresauts (l’accumulation est
notable) dévale les quinze marches de l’escalier, une flaque de sang baigne la
tête de l’infortuné.
Toute cette orchestration et cette injection de signification prouve la puissance métamorphosante du génie dostoïevskien et insère l’épilepsie dans la trame du normal. Elles incitent aussi à penser que l’analyse faite par Mychkine de la singulière aura qu’il a le privilège de vivre, une seconde avant la crise, est une construction après coup de son esprit, en quête d’une haute synthèse de la vie, de l’idéal de l’imitation du Christ.
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