Source : En public, poétique de l’auto-design par Boris Groys, éditions P.U.F., collection Perspectives critiques.
L’Internet n’est rien d’autre qu’un réseau de téléphone
modifié, un moyen de transport pour signaux électriques. En tant que réseau, la Toile n’est pas « immatérielle », mais très matérielle. Si certaines
lignes de communication ne sont pas posées, si certains instruments ne sont pas
produits, ou si l’accès au téléphone n’est pas installé et payé, il n’existe
simplement pas d’Internet, ni d’espace virtuels.
Si on employait le vocabulaire marxiste, on pourrait
dire que les grandes sociétés de communication et de technologies de
l’information contrôlent l’infrastructure matérielle d’Internet et les moyens
de production de la réalité virtuelle : son hardware.
Considéré de cette manière, Internet nous fournit une
combinaison intéressante de hardware (matériel) capitaliste et de software
(logiciel) communiste. Des centaines de millions de soi-disant
« producteurs de contenu » placent celui-ci sur Internet sans
recevoir de compensation, avec un résultat produit non pas tant pour un travail
générant des idées que par le maniement physique d’un clavier. Et les profits
sont appropriés par les sociétés contrôlant les moyens matériels de la
production virtuelle.
L’étape décisive de la prolétarisation et de
l’exploitation du travail intellectuel et artistique est bien entendu née avec
l’émergence de Google. Son moteur de recherche opère par la fragmentation des
textes individuels en une masse indifférenciée de déchets verbaux : chaque
texte d’ordinaire unifié par l’intention de son auteur, est dissous en phrases isolées, qui sont alors extraites et combinées avec d’autres phrases
fluctuantes, supposées partager le même « sujet. » Il est vrai que le
pouvoir unifiant de l’intention de l’auteur a déjà été critiqué
par la philosophie récente, en particulier par la déconstruction derridienne.
En fait, la déconstruction a réalisé la confiscation et
la collectivisation symbolique des textes individuels, pour les retirer du
contrôle de l’auteur et les rejeter dans le trou sans fond de la poubelle des
« écrits » anonymes et sans sujets. Au début, ce geste est apparu
comme émancipateur, parce qu’étant, d’une certaine manière, en phase avec
certains rêves collectivistes communistes.
Cependant, il en va autrement une fois que c’est Google qui met en œuvre le programme déconstructionniste de collectivisation des écrits. Car il existe une différence entre la déconstruction et les opérations de Google : la déconstruction était entendue par Derrida en des termes purement « idéalistes », comme une pratique infinie, et donc, incontrôlable, alors que les algorithmes de recherche Google ne sont pas infinis, mais finis et matériels, sujets à l’appropriation marchande, à son contrôle, à sa manipulation. L’abandon du contrôle intentionnel et idéologique de l’auteur n’a pas mené à sa libération.
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