Source : En public, poétique de l’auto-design par Boris Groys, éditions P.U.F., collection Perspectives critiques.
Dans leur premier
manifeste de 1922, les représentants d’un groupe anarchiste russe nommé les Immortalistes
biocosmistes écrivaient : « Nous tenons pour un droit essentiel et
réel de l’homme celui d’exister (immortalité, résurrection, rajeunissement) et
d’être libre de se déplacer dans l’espace cosmique.
Alexandre
Svyatogor, l’un des leaders des théoriciens biocosmistes soumettait ainsi la
doctrine classique de l’anarchisme à une critique fondamentale, en faisant
remarquer qu’il fallait qu’un pouvoir central existât pour pouvoir assurer
l’immortalité individuelle et la liberté de mouvement dans le cosmos.
Svyatogor tenait
ainsi à l’immortalité comme le but immédiat et la condition nécessaire à
l’avènement de toute société communiste future, puisque la véritable solidarité
sociale ne pourrait régner que parmi les immortels : la mort sépare les
personnes, la propriété privée ne peut pas vraiment être éliminée si chaque
être humain détient une partie privée du temps. Le pouvoir biopolitique total
doit donc collectiviser non seulement l’espace, mais aussi le temps.
L’éternité qui en
résulte permettra la résolution des conflits entre l’individu et la société qui
n’ont pas pu être résolus à temps. Comme le but d’immortalité est le plus élevé
que puisse nourrir un individu, ce dernier restera toujours fidèle à une
société qui le satisfera. De plus, seul une telle société totale permettra au
gens de vivre non seulement sans limites temporelles, mais sans limites
spatiales : la société communiste des immortels doit aussi être
« interplanétaire » ce qui veut dire qu’elle occupera l’espace entier
du cosmos.
Svyatogor essayait
de se distinguer de Fedorov, qu’il jugeait démodé, archaïque même, pour avoir
placé de manière excessive l’accent sur la fraternité de tous les êtres humains
vivants. Même si la fraternité existant entre Fedorov et les biocosmistes est
évidente.
La voie suivie par
les biocosmistes, de l’anarchisme radical à l’acceptation du pouvoir soviétique
comme organe (possible) du biopouvoir total, est caractéristique de nombreux
compagnons de route de la révolution d’Octobre.
Par exemple,
Valérian Muravyev évolua d’une féroce opposition à la révolution bolchevique
pour devenir un partisan de celle-ci au moment où il crut avoir découvert dans
le pouvoir soviétique la promesse de « l’usurpation du temps »,
c’est-à-dire de la production artificielle de l’éternité. Il envisageait lui
aussi l’art comme modèle de la politique. Il considérait lui aussi l’art comme
la seule technologie pouvant vaincre le temps. Il prônait lui aussi l’abandon
d’un art purement « symbolique » en faveur de celui qui pourrait transformer
la société tout entière — et, de fait, l’espace entier du cosmos ainsi que du
temps —, en objets de design.
Un gouvernement
politique global, central, unifié, était la condition indispensable pour
résoudre une telle tâche, et c’est cette sorte de gouvernement qu’il défendait.
Mais, plus radical encore que la plupart des autres auteurs, Muravyev était
disposé à prendre les êtres humains pour des œuvres d’art. Il concevait la
résurrection comme la suite logique du processus de reproduction, et, avant
Benjamin, il avait remarqué qu’il ne pourrait y avoir de différence entre
« l’être humain original » et son double dans les conditions de la
reproductibilité technologique.
Il cherchait ainsi à purifier le concept d’être humain des restes métaphysiques et religieux auxquels Feodrov et les biocosmistes restaient attachés. Pour lui, l’être humain était simplement une combinaison particulière d’éléments chimiques, comme toute autre chose en ce monde. Pour cette raison, il espérait pouvoir, dans le futur, éliminer la différence des genres et inventer une méthode purement artificielle, sexuée, de reproduire les êtres humains. L’être humain du futur n’éprouverait ainsi aucune culpabilité à l’égard de ses ancêtres morts : il devrait son existence au même État technologique, garantissant la durée de son existence, son immortalité.
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