Ill. : Le Cauchemar de Svidrigaïlov. Source : La Création littéraire chez Dostoïevski par Jacques Catteau, Bibliothèque Russe de l’Institut d’Études Slaves, tome XLIX
La révélation procurée par l’aura épileptique amène
Dostoïevski à prendre clairement conscience de ce qu’il explorait déjà dans ses
premières œuvres, à savoir non pas tellement la vertu exploratoire du
pathologique déjà formulée par de Quincey et Hoffmann mais la nécessaire
intrication du morbide et du normal dans le réel. Il refuse au nom du réalisme,
à l’encontre de la tradition, de reléguer le morbide dans la fiction,
convention rassurante. Son parti pris et ses paradoxes systématiques agacent
même : pourquoi faut-il que les sombres Svidrigaïlov, Stavroguine, Lambert
et Versilov soient beaux, physiquement forts, d’une santé arrogante aux
couleurs trop vives, que les meilleurs Raskolnikov ou Mychkine, Zosima soient
gratifiés d’une santé délabrée ou même de quelque mal terrible ?
Cette rage de Dostoïevski envers l’arrogante apparence
de santé est iconoclaste : elle ne s’en prend pas à la santé proprement
dite mais au masque que parfois elle constitue. L’homme du Sous-sol le sait qui
choisit d’être malade pour souffrir d’hyper-conscience, ce qui a été appelé la
dialectique tragique du désir. L’audace de Dostoïevski, du moins en son temps,
est d’affirmer que les manifestations pathologiques, à condition d’être
véritablement vécues, révèlent avec une plus grande fiabilité la dialectique
tragique du désir, structure fondamentale de l’homme normal.
Qu’on se souvienne de Svidrigaïlov, cet homme d’une
insolente santé. Pourtant, rien qu’à entendre le bruissement de la robe de
Dunja, il craint de devenir épileptique et il revoit, éveillé, sa femme
défunte, qu’il a sans doute tuée, venir l’entretenir de futilité. Il est aux
antipodes de Mychkine et pourtant, il raisonne comme lui :
« Je reconnais que seuls les malades ont des
apparitions, mais cela prouve seulement que les apparitions ne peuvent que se
présenter qu’à des malades et non point que ces apparitions n’existent pas en
elles-mêmes. » Et quelques lignes plus loin, il analyse : « Les
apparitions sont, pour ainsi dire, des fragments et des morceaux d’autres
mondes, un commencement de ces mondes. L’homme en bonne santé, évidemment, n’a
aucune raison de les voir, car l’homme sain est l’homme le plus terre à terre,
et par conséquent, il doit vivre de la vie d’ici-bas, pour sa satisfaction et
le bon ordre. Mais à peine est-il malade, à peine l’ordre moral et terrestre de
son organisme a-t-il été troublé qu’aussitôt apparaît la possibilité d’un autre
monde et plus il est malade, plus les contacts avec cet autre monde
augmentent. »
Saurait-on mieux souligner que la maladie, comme tout
ce qui passe la mesure, est, pour reprendre une expression de Svidrigaïlov, le
franchissement du quotidien pour accéder à un réel global, face éclairée et
cachée du mystère humain. Par non pas la célébration mais par l’acceptation du
pathologique, l’antinomie normal-anormal s’effaçant au profit de la
complémentarité normal-surnormal.
C’est qu’à la différence des rêves opiacés de De
Quincey, de l’ascèse volontaire d’un saint Jean de la Croix, de l’automatisme
psychique pur d’un André Breton, de la mescaline d’un Henri Michaux,
l’épilepsie pour Dostoïevski n’est pas un choix, mais une donnée grave avec
laquelle il lui faut composer. Que l’aura soit un éclair illuminateur d’un
autre monde ne change rien à la violence et aux ténèbres de la bourrasque, mais
la vertu suprême du créateur est d’en avoir détaché certaines formes de l’orage
paroxystique et de la comitialité en général pour servir son œuvre.
A partir des Démons, il procède à ce que nous avons appelé l’éradication du pathologique. Celle-ci se manifeste dans la description des comportements du héros : foncièrement épileptiques pour certains analystes, ils sont chargés d’une autre signification psychologique, dramatique ou philosophique par le romancier. Le glissement est déjà amorcé dans L’Idiot où l’épilepsie n’est plus qu’une voix dans l’orchestration dramatique, mais une voix à tout moment reconnaissable. Après ce roman, la comitialité est toujours conviée à l’action mais priée de garder l’anonymat : elle devient la servante masquée du vrai projet créateur.
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