Source : En public, poétique de l’auto-design par Boris Groys, éditions P.U.F., collection Perspectives critiques.
Nous avons toujours des stars, mais elles ne brillent
plus autant qu’auparavant. Aujourd’hui, tout le monde écrit des textes et poste
des images. Mais qui dispose d’assez de temps pour les voir et les lire ?
Personne, de toute évidence, ou, tout au plus, le petit
cercle de leurs coauteurs, de leurs connaissances, de leurs parents, de ceux
qui partagent la même sensibilité. La religion traditionnelle que la culture de
masse du vingtième siècle avait établie entre les producteurs et les
spectateurs s’est inversée. Alors qu’auparavant, quelques élus produisaient des
images et des textes pour des millions de lecteurs et spectateurs, ce sont
désormais des millions de producteurs qui produisent des textes et des images
pour un spectateur n’ayant plus le temps de les lire ou de les voir.
Jadis, durant la période classique de la culture de
masse, il fallait entrer en concurrence si l’on souhaitait capter l’attention
du public. Il fallait inventer une image ou un texte qui serait si fort, si
surprenant, si choquant qu’il pourrait retenir l’attention des masses, même
pour un seul court moment, celui évoqué par Andy Warhol avec son fameux quart
d’heure de célébrité pour tous.
Pourtant, à la même époque, Warhol produisit des films
qui, comme Sleep (1963) ou Empire (1964), duraient plusieurs
heures et étaient si monotones que l’on ne pouvait attendre des spectateurs
qu’ils restassent attentifs pendant toute leur projection. Ces films sont aussi
de bons exemples de signes messianiques faibles, parce qu’ils démontrent le
caractère transitoire du sommeil et de l’architecture, qui semblent être en
danger, menacés par une apocalypse, prêts à disparaître. Mais, d’un autre côté,
ces films n’ont pas réellement besoin d’une attention spécifique ou d’un
spectateur, tout comme l’Empire State Building ou une personne en train de
dormir n’ont pas besoin d’un spectateur.
Ce n’est pas un hasard si les films de Warhol
fonctionnent moins bien que dans une installation vidéo, pour laquelle la règle
veut qu’ils soient diffusés en boucle. Le visiteur d’exposition peut les
regarder pendant un moment, ou peut-être pas du tout. Il en va de même pour les
sites Web et les réseaux sociaux. Il est possible de les consulter ou non. Et
si on les consulte, seule cette visite est enregistrée et non le temps passé à
les regarder. La visibilité de l’art contemporain est faible et virtuelle,
c’est la visibilité apocalyptique du temps en contraction.
Nous sommes déjà satisfaits qu’une certaine image puisse être vue ou qu’un certain texte puisse être lu ; qu’ils soient lus ou vus pour de bon passe hors propos.
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